La passagère du France
allait chiffonner son visage qu’elle avait pris soin de détendre pour que la couleur de sa peau soit au meilleur, et elles risquaient d’arriver en retard. Et ça, elle n’y tenait pas du tout. Sophie était ainsi, entière et franche, mais égoïste. Elle reprit son habillage et enfila ses longs gants noirs, toute son attention semblait concentrée sur cette opération délicate. Rose et noir, c’est parfait, se dit-elle. Ça fait très couture. Tout en s’habillant, elle s’imaginait en train de descendre l’escalier qui, à ce qu’elle en savait, dominait la salle à manger, permettant ainsi aux invités de se faire admirer.
— Je me demande comment il est, cet escalier. S’étant soulagée de sa contrariété sur la jeune fille,
Béatrice se sentait mieux et c’est avec le plus grand détachement qu’elle fit part à Sophie de ce qu’elle savait.
— J’ai lu dans le papier du Figaro qu’il n’y a que neuf marches alors que dans les autres paquebots de luxe, avant, il y en avait au moins le double pour que les passagères aient bien le temps de montrer leurs toilettes.
— Neuf marches, ça suffit, remarqua Sophie. Il suffira de les descendre lentement.
— De toute façon, on ne descend jamais un escalier en courant, du moins pas dans ce genre d’endroit. Tu t’en doutais quand même ?
Sophie haussa les épaules.
Après avoir laqué et tapoté son chignon une dernière fois avec la paume de ses deux mains de façon que rien ne dépasse, puis vérifié que ses boucles d’oreilles et son collier de perles étaient bien positionnés, Béatrice se leva du siège de la coiffeuse, dépliant ses jambes et le long fourreau beige dans lequel elle s’était glissée. En la voyant debout, indéniablement chic dans sa tenue classique, Sophie eut un léger doute quant au choix de sa très moderne robe trapèze. Comment fallait-il s’habiller dans un endroit pareil ? Elle repassa rapidement dans sa tête les images de l’arrivée sur le bateau et revit les visages de ceux qui montaient. Dans leur très large majorité, ils dépassaient bien la cinquantaine. Beaucoup de riches couples qui avaient et le temps et l’argent pour s’offrir un pareil voyage. Sophie imaginait mal les femmes dans des robes du style de la sienne. Elles porteraient des robes du soir comme celle de Béatrice, longues et classiques. Que faire ? Il était trop tard pour se changer.
— Tant pis, se dit-elle. On verra bien.
Et, sur ce, avec cette insouciance qui faisait intérieurement rager Béatrice qui y voyait à juste titre une marque d’indifférence, Sophie passa une dernière fois la main dans ses cheveux libres et sortit de la cabine avec l’assurance de celle qui a décidé d’être de son temps.
8
Cachée dans le réduit de rangement où elle venait de se réfugier en les voyant sortir de leur cabine et arriver vers elle dans la coursive, la jeune serveuse les regarda passer par l’entrebâillement de la porte qu’elle n’avait pas eu le temps de tirer complètement derrière elle. La robe de mousseline ivoire de Béatrice flottait dans l’air au rythme de ses pas, et l’assurance de Sophie se devinait jusque dans sa façon de rire et de bouger. Les deux amies s’éloignèrent sans la voir et, quand elles eurent disparu au bout de la coursive, les portes se refermèrent dans leur dos, éteignant leurs rires. Chantal resta un moment immobile, visiblement elle avait pleuré. Le plateau vide encore entre les mains, elle écoutait le silence revenu. Seul un ronronnement confus de machines et de circuits d’aération parvenait jusqu’à elle. Elle tendit l’oreille pour mieux entendre ce bruit qui lui était familier, et son visage aux yeux rougis de larmes sembla retrouver un peu de paix. En bas dans les soutes, le France tournait à pleine puissance. Elle imagina le plaisir de son frère Gérard qui devait être à l’oeuvre. Cette pensée la rassura. Si le navire avançait, c’était grâce à son frère, grâce à ceux qui travaillaient. Du coup elle se demanda pourquoi elle s’était mise à pleurer pour quelque chose d’aussi idiot que la remarque de cette fille qui avait l’air de ne pas se prendre pour n’importe qui. Elle ne devait plus se laisser traiter de la sorte par une inconnue à qui elle ne devait rien. Elle aurait dû répondre. Hélas, sur le coup, elle n’avait pas trouvé les mots justes. Pourtant, au syndicat, ils discutaient souvent et elle n’était pas la
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