La passagère du France
version des faits. Selon lui, les parents d’Andrei avaient eu des « problèmes » avec le Parti et le gosse s’était retrouvé seul. Les parents, au dire du père de Francis, n’étaient pas « nets ». « Staline fait le ménage et, vu l’attitude des Américains qui s’infiltrent partout, on ne peut pas lui donner tort », avait-il ajouté sentencieusement.
Contre l’avis du père de Francis, le père de Chantal s’était démené pour ramener l’enfant en France « en attendant que ça aille mieux. » Ça n’avait pas été simple mais il y était arrivé. Personne là-bas ne voulait s’encombrer du fils des « traîtres ».
Au début, on en parlait dans le quartier, on plaignait l’enfant, et puis on s’était habitué... sauf la mère de Chantal. Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire de ce garçon qui restait muet. Impossible de lui tirer une seule explication, il ne parlait pas le français. Contre l’avis de son mari, elle était parvenue à le faire adopter par un couple qui ne pouvait pas avoir d’enfant.
— J’ai promis de le garder, disait le père Moreau. Et une promesse, c’est une promesse.
— Et à qui as-tu promis ? Tu vas le dire, oui ! À ses parents ? Tu les as vus ?
Mais le père n’allait jamais plus loin dans la confidence, et elle ne le supportait pas. La violence avait contaminé le couple et le père s’était éloigné du Parti. Il allait moins aux réunions et, les rares fois où il s’y rendait, il n’y prenait plus jamais la parole. Puis il n’y était plus venu du tout, et il avait sombré dans la déprime et dans l’alcool. Un jour, sans crier gare, épuisée de cette descente aux enfers, la mère était partie sans laisser d’adresse, laissant mari et enfants derrière elle.
C’est à partir de ce moment-là que Michèle se souvenait d’avoir vu apparaître Chantal. Petite chose effacée jusqu’alors et toujours derrière son frère, la fillette avait pris les choses en main avec une volonté qui avait surpris tout le quartier. En très peu de temps, elle s’était mise à diriger la maison du haut de ses huit ans comme une petite femme. Jamais la maison Moreau n’avait été aussi bien tenue, et il fallait voir comme elle dirigeait son frère Gérard, pourtant plus âgé. Gare à lui s’il avait le malheur de traîner dehors un peu trop tard le soir.
Michèle savait que Chantal n’était pas du genre à avoir lu larme facile. Derrière un air fragile et une amabilité qui donnait le change, Chantal était connue pour son application au travail, on parlait même de son intransigeance. La voir avec les yeux rougis était si étrange que Michèle s’inquiéta.
— Mais que s’est-il passé ?
Comment expliquer qu’elle s’était mise dans cet état pour si peu de chose ?
— Rien, répondit nerveusement Chantal, feignant la surprise.
Mais il en fallait plus pour impressionner Michèle :
— Comment ça ! Tu as les yeux tout rouges et tu me dis qu’il n’y a rien ? Tu me prends pour une idiote ou quoi ?
Chantal cherchait ce qu’elle pourrait bien dire quand, soudain, Michèle eut une lueur :
— Ça y est, j’ai compris ! C’est encore Andrei. Ne nie pas, je le vois dans tes yeux. Il n’y a que lui qui puisse te mettre dans cet état. Tu ne peux pas le laisser tranquille, non ? Tu sais bien que tu n’en tireras rien.
Michèle était partie, elle ne s’arrêtait plus. Tout y passait.
— Francis avait raison, dit-elle, on n’aurait pas dû l’embaucher, celui-là. Après tout on n’a vraiment jamais rien su de ses parents et, quoi qu’il se soit passé à l’époque là-bas en Russie, ils ne devaient pas être tout à fait clairs. Andrei est leur fils, il doit leur ressembler. Tu sais, les chiens ne font pas des chats ! Pourtant, toi, tu devrais oublier tout ça. Je sais bien que c’est à cause de lui, tout ce malheur dans ta famille, mais les choses sont comme elles sont. On ne revient pas sur le passé...
Chantal laissait le flot des paroles de Michèle se déverser, elle n’essaya pas de la détromper. À quoi bon l’interrompre, et pour dire quoi ? De toute façon Michèle avait raison sur un point. La présence d’Andrei sur le navire la bouleversait plus qu’elle ne voulait se l’avouer.
— Ton frère n’a rien voulu entendre, continuait Michèle. Il fallait à tout prix embaucher Andrei. Tu sais qu’il a mis sa carte du Parti dans la balance. Pourtant, moi, je
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