La passagère du France
dernière à parler et à argumenter à propos de tout. Mais, dans ce contexte, elle s’était laissé surprendre. Plus elle y pensait, plus elle s’en voulait et se trouvait idiote d’avoir réagi aussi bêtement. Surtout de cette crise de larmes. Heureusement, personne ne l’avait vue et ça n’arriverait plus. Calmée par sa résolution, elle reprit sa respiration. Venant d’où ils venaient, son frère et elle, aucun mépris au monde ne pourrait plus les atteindre. Ils étaient fiers d’avoir fait le chemin qui les avait menés là. Ce n’était plus le moment d’avoir des états d’âme, ils avaient réussi. Avec ses qualités exceptionnelles, le France allait naviguer sur les océans pendant de très longues années, et ils auraient tout le temps de faire une longue et belle carrière. Désormais ils étaient à l’abri, le passé était derrière eux.
Ragaillardie par ces pensées, Chantal secoua ses cheveux, ajusta sa petite toque blanche de service, défroissa son tablier blanc et sortit du réduit. Elle avait terminé le service des cabines, il lui fallait maintenant rejoindre Michèle au pressing pour le coup de feu de la nuit. Mais elle avait pris du retard, elle se mit à grimper les escaliers quatre à quatre. Ce n’était pas le moment de se mettre la lingère à dos !
Quand elle arriva tout essoufflée, Michèle était plongée dans les grands sacs de lessive. Elle releva la tête. Visiblement elle attendait, montre en main :
— Et alors, où étais-tu passée ?
— J’ai pris du retard sur la dernière cabine, ce n’est rien.
— Comment ça, ce n’est rien ! fit Michèle en tapotant de son ongle verni d’un rouge éclatant le petit cadran de sa montre en or dont elle était très fière et qu’elle montrait à la moindre occasion. Tu as vu l’heure ?
Elle est bien bonne, celle-là. Mais... (elle observait, stupéfaite, les yeux de Chantal)... tu as pleuré ! Ça alors ! Que s’est-il passé ?
Chantal ne s’était pas rendu compte que les larmes qu’elle avait versées sans pouvoir s’arrêter en sortant de la cabine de Béatrice et Sophie avaient rougi et gonflé ses yeux à ce point. Elle se maudit une fois de plus de cette sensibilité imbécile parce que, maintenant, elle n’allait pas la lâcher avant de savoir. Effectivement, repoussant les lourdes panières remplies de linge qui l’empêchaient de passer, Michèle s’approcha et vint constater de près l’étendue du désastre. Toujours pimpante et bijoutée, coiffée à la dernière mode, cheveux décolorés et crêpés sur le haut du crâne, bien en chair, moulée dans des vêtements de jersey matière qu’elle trouvait confortable et chic –, Michèle affichait ses rondeurs sans complexe avec une aisance d’autant plus grande qu’elle se savait soutenue « en haut lieu ». Sur le bateau personne n’ignorait, parmi le personnel, que l’amant de Michèle très fervent, disait-on, et qui la couvrait de cadeaux dont la fameuse montre en or n’était ni plus ni moins que le chef cuisinier de l’Élysée. Bien que les liens entre les cuisines du Palais présidentiel et le personnel du France soit des plus indirects et des plus incertains, Michèle bénéficiait d’une certaine aura, voire d’une autorité, qui jouait en sa faveur sans qu’elle ait même à y recourir. Gaie, gentille sous ses airs, plus âgée que Chantal d’une bonne dizaine d’années, elle avait pris cette dernière sous son aile à la demande de Francis, le responsable syndical. Michèle aurait pu refuser car, contrairement aux autres, elle ne lui devait rien, et pour cause. Mais elle n’avait pas hésité une seule seconde. Mieux que quiconque, en tant qu’ancienne voisine, elle connaissait l’histoire de la famille Moreau.
Le père de Chantal était un ancien des chantiers, un homme de toute confiance, un militant sûr et fier de son engagement au parti communiste. Et puis, un jour, il avait changé. Il était allé en Russie avec les cadres du Parti et il avait lié amitié avec un couple. Il y était retourné quelquefois. Il en parlait souvent et, un jour, il était revenu avec, dans ses bagages, un petit garçon d’une dizaine d’années : Andrei, le fils de ces fameux amis. Les explications qu’il avait données à sa femme avaient été des plus vagues. Les camarades avaient bien essayé de parler avec lui, mais il était resté muet. Son compagnon de voyage, le père de Francis, avait donné sa
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