La Pierre angulaire
journée les femmes des petits seigneurs et des fermiers voisins venaient pour admirer la petite fille, et il fallait les recevoir, et leur servir à boire, et trouver où les loger. La petite Marguerite, toute parée de broderies, allongée sur les genoux de sa nourrice, ressemblait à une petite châsse, et elle avait des yeux si vifs qu’on eût dit qu’elle comprenait tout. Haguenier ne se lassait pas de la regarder.
Le jour du baptême, il promit solennellement à dame Isabeau de lui confier la gestion de tous les biens de l’enfant, au cas où il mourrait avant elle. Isabeau lui certifia encore une fois qu’elle n’aurait plus jamais d’enfant, mais ne manifesta aucun désir de divorcer ; il fallait que Hervi revînt en entier à la petite Marguerite.
IMAGES DE MARIE
La dame de Mongenost passait les longues soirées d’automne à lire près du feu et à faire broder une étole pour le prêtre du couvent où sa sœur cadette était religieuse. Elle brodait peu elle-même, mais elle avait du goût, et surveillait de près le travail, choisissant les couleurs et faisant ajouter de nouveaux ornements autour des croix et des oiseaux dessinés sur la soie. L’ouvrage avançait lentement, mais il était d’une telle beauté que toutes les dames qui venaient la voir, et Mongenost lui-même, ne tarissaient pas d’éloges sur l’art de la dame. Les fils d’or et la soie bleue et verte s’y mêlaient de telle façon que le plumage du paon ne pouvait être plus éclatant. Puis Marie y faisait ajouter des cordonnets pourpre et pervenche, ses couleurs préférées, et y faisait incruster des croix en satin blanc.
Marie y mettait tout son cœur, et même moins pour l’amour de Dieu que par goût des belles choses. Car elle était d’humeur triste cet automne, les livres n’arrivaient plus à la distraire ; il lui fallait que cette étole fût parfaitement belle, pour qu’elle pût la regarder et ne plus penser à autre chose ; » nulle beauté ne dure, pensait-elle, que celle qu’on a dans son cœur » et toute la beauté qui pouvait chanter dans son cœur, elle essayait de la mettre dans cet ouvrage, « et ce sera consacré à Dieu, se disait-elle, et cela brillera devant l’autel du Seigneur et servira au Très Saint-Sacrement ». Et puis ses pensées revenaient toujours vers ce qui devenait pour elle un tourment et une honte : elle croyait aimer un homme, et un homme qui n’avait pas encore suffisamment mérité son amour.
Elle ne voulait pas s’aveugler : le frère de la dame de Pouilli n’avait pas encore fait grand-chose pour la gagner. Henri de Bar le surpassait de bien loin en valeur militaire, et en noblesse, et en belles manières. Si elle n’aimait pas Henri de Bar, encore moins devait-elle aimer Haguenier de Linnières. Il savait écrire des chansons, mais à Troyes les rimeurs ne manquaient pas, même parmi les chevaliers. Ce garçon était héritier d’un assez grand domaine, mais il vivait sous la dépendance d’un père encore jeune. Et il était marié et avait un enfant, ce que Marie jugeait un peu ridicule, et même humiliant pour elle. De plus, le père était connu pour ses mauvaises mœurs, et tel était le père tel pouvait aussi être le fils. Enfin, elle trouvait à son soupirant en titre tant de défauts qu’elle avait presque envie d’encourager Henri de Bar.
« Amour peut-il dompter un cœur sans qu’on le veuille ? se demandait-elle. J’aurais honte, moi qui ai toujours été si fière, de donner mon cœur à un homme sans valeur et sans renom, simplement parce qu’il est jeune et beau. Ce serait agir comme ces dames sur le retour de l’âge qui n’ont plus d’orgueil et se contentent de peu. J’ai bien quatre ou cinq ans de plus que lui, c’est beaucoup. » Et quand elle se mettait en prière devant l’image de la Vierge, elle lui jurait et promettait de n’aimer jamais un homme que d’un amour pur et chaste, « si jamais je donne mon cœur, se disait-elle, ce ne sera pas comme Iseut, Hélène ou la reine Guenièvre, qui ont attiré la honte sur leur lignage ; je veux aimer sans honte et sans remords, et être fière de moi et de mon amour. Jamais aucun homme ne pourra dire qu’il m’aura traitée comme une prostituée ». Ses rapports avec Foulque de Mongenost lui étaient une corvée pénible et honteuse, et elle ne tenait à recommencer la chose avec personne d’autre ; plus elle aimerait un homme, pensait-elle, et plus elle aurait
Weitere Kostenlose Bücher