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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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avait coulé sur sa barbe et y avait séché, et il était trop las pour l’essuyer. Et quand le seigneur du Moustallet vint lui demander qui il était et d’où il venait, il répondit qu’il était chevalier, mais qu’il avait laissé son fief à son fils pour aller en pèlerinage en Terre Sainte. Il était du pays d’Othe et avait tenu sa terre du comte de Champagne, mais à présent il ne devait sa foi à personne qu’à Dieu, c’est pour cela qu’il voulait aller dans Sa terre. Il y avait enterré son fils et ses meilleurs amis.
    Le seigneur du Moustallet, qui s’appelait Gerbert de Moirans, était un homme courtois et d’humeur accueillante. Il savait son monde et, à entendre cet homme parler, il vit que c’était un homme bien né et qu’on pouvait croire sans serment. Il lui dit : « Puisque vous êtes chevalier, je vous demanderai de partager mon lit pour cette nuit, et après vous verrez ce que vous avez à faire. Vous pouvez rester chez moi aussi longtemps qu’il vous plaira.
    — J’ai perdu en forêt mon écuyer et deux chevaux, dit l’homme, si vous pouviez m’aider à les retrouver, je vous ferais cadeau des chevaux. Ce garçon est un vieux compagnon à moi et un valet de grand prix, je ne voudrais pas le perdre. » Gerbert envoya vers la rivière six hommes à cheval et leur dit de sonner du cor aussi fort qu’ils pourraient, mais ils n’osèrent s’aventurer trop loin, à cause des loups. Et le lendemain, Giraud apporta à son seigneur une ceinture à plaques de fer, dont le cuir avait été déchiqueté, et un couteau de chasse à la garde lacérée à coups de dents. On les porta au grand homme noir assis sous la cheminée. Il se leva, et tâta de ses mains la lame et la garde. « Ç’a été fait à Troyes, dit-il, je connais l’ouvrier. » Et il fixa son œil trouble sur Gerbert.
    « Un homme est tombé sur les loups, hier, dans la forêt, dit Gerbert, mes gaillards ont trouvé ça. »
    Alors le Borgne se rassit sans mot dire et se cacha la figure dans ses mains.
    C’était le jour des Rois. Dans les bourgs, par les rues enneigées, brunes de boue, des cortèges allaient chantant les Rois à l’étoile d’or ; et les gens des villages se rendaient aux villes voisines pour voir la procession des rois marcher vers l’église tout vêtus d’or et portant leurs présents. Au Moustallet, isolé par la neige, la chapelle du château était parée de bannières brodées et éclairée de dix cierges blancs. Et dans la cour, à la porte de la chapelle, les jeunes filles, leurs capes jetées sur leurs longs cheveux défaits, chantaient des cantiques en l’honneur des Rois mages ; et la cuisine, chaude comme une fournaise, sentait de loin les épices et la graisse de volaille rôtie, et le miel et la pâte au safran du gâteau des Rois.
    Et pendant le repas, le vieil homme borgne, assis entre le seigneur et sa femme, buvait avec eux, retrouvant toutes les fêtes des Rois qu’il avait vécues et pensant aux rois Melchior, Balthazar et Gaspard. À leurs longues barbes et à leurs couronnes serties de perles, et à leurs grands manteaux tissés d’or portés par des pages.
    Dix jours après les Rois, Ansiau de Linnières quitta le Moustallet. Gerbert lui donna pour le voyage un fort cheval roux, un mulet et un petit garçon de ses vassaux, nommé Auberi ; et Auberi était tout content de partir avec ce grand chevalier brun qui avait tant vu de beaux pays et qui promettait de l’emmener à Jérusalem. Mais la veille du départ il pleura dans les bras de son frère cadet, car leur mère habitait à dix lieues dans l’arrière-pays et il n’avait pas eu le temps de lui dire adieu.
AUBERI
    Malgré le dégel il faisait froid, et Auberi geignait et se serrait dans sa cape, et se courbait pour se protéger du vent. Son nouveau maître n’était pas des plus doux ; il voyait mal, mais il y voyait toujours trop, il faisait avancer son cheval et se penchait pour donner un léger coup de poing dans le dos de l’enfant. « Droit, fils de chienne ! Il ferait beau voir que j’aille à Jérusalem avec un garçon qui se tient à cheval comme un paysan. — J’ai froid », disait l’enfant. L’autre jurait. « Ne geins pas ! Même une fille ne geint pas quand elle est de bon sang. Vous n’êtes donc tous que des bâtards, en Auvergne ? » Et l’enfant, trop fatigué pour être touché par cet outrage à son pays, disait seulement : « Je ne suis jamais allé si

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