La Pierre angulaire
d’eau noire mêlée de déchets de paille.
Haguenier s’arrêta, perplexe, au milieu de la cour. Il ne connaissait personne ici, et personne ne faisait attention à lui. « Eh ! l’ami, cria-t-il au vieux valet qui passait avec un seau d’eau, le seigneur n’est pas ici, j’imagine ? — Le Gros ? on le verrait bien, s’il était là. Il est à Linnières, une lieue plus bas par la forêt.
— Brave homme, dit Haguenier, vous devez me connaître : je sais que vous étiez déjà ici du temps de mon grand-père. Je me remets bien votre figure. » Et la face du vieux s’épanouit de telle façon que le jeune homme en fut même surpris. Il prit le pied du cavalier et le baisa plusieurs fois. « Le petit Niot ! dit-il. Ah ! Dieu sait qu’on vous attend, mon seigneur, Dieu le sait. » Haguenier savait bien ce que cela voulait dire, et en fut froissé pour son père ; il fronça les sourcils. « Je serai bien content de revoir mon père », dit-il. Puis il dit au revoir au vieux et prit la route de Linnières, tout rêveur.
Herbert se reposait dans le pré devant le château, accoudé sur des coussins de laine : il était si grand amateur d’air pur que souvent même il faisait installer des tables dans le pré, pour y prendre ses repas. Il avait près de lui la belle Ortrud, son amie, qui, assise à ses côtés, lui démêlait les cheveux avec un petit peigne de corne. C’était une fille très belle, mais d’une rare sottise – malgré cela, et peut-être à cause de cela, Herbert lui était très attaché ; on disait du reste qu’il ne couchait pas avec elle, préférant pour cela des filles moins belles et moins bien vêtues, mais la petite Allemande était la seule qu’il tolérât auprès de lui quand il était de mauvaise humeur, et on ne le voyait guère sans elle.
De temps à autre, la jeune femme s’amusait à tirer un peu les cheveux de son maître, et il y répondait par un léger grognement de plaisir ; Ortrud, alors, riait aux éclats, de son rire frais et aigu. Deux écuyers, assis un peu à l’écart, tenaient préparé l’hydromel aux épices que le maître aimait à boire avant le repas de midi.
Haguenier descendit de cheval, et fit vingt pas à pied, tenant sa monture par les rênes. Il était un peu fâché de trouver son père en compagnie d’une fille, mais n’en laissa rien paraître, et plia respectueusement le genou.
« Hé ! dit Herbert, le voilà, le beau garçon. Bien heureux qu’il n’arrive pas après la Noël. Venez là. » Et il se souleva sur son coude. Haguenier dut presque se plier en quatre pour baiser la main que son père ne prit même pas la peine de lever. Ils se regardèrent, et le jeune homme baissa les paupières, malgré la grande envie qu’il avait d’examiner son père de près.
« Il est beau, dit Herbert. Mais pour dire qu’il me ressemble, diable non. Ta mère n’était pourtant pas belle, hein, fils de chienne. Si tu étais fils de quelque beau vilain du pays, beau damoiseau ? Va, tu peux t’asseoir à côté de moi. »
De la part d’Herbert, ce genre de plaisanterie n’étonnait personne, mais Haguenier n’en avait pas encore l’habitude. « Vous me recevez mal, dit-il. Si je vous ai déplu, dites-le-moi, mais, pour Dieu, ne parlez pas mal de ma mère. Ce n’est pas bien de rire de ces choses-là.
— Sait-on jamais ?… dit Herbert. Je vois toujours que cette putain d’Aielot vous a déjà monté contre moi. Elle s’y entend. Mais Dieu sait que je ne vous en veux pas. Moi, ajouta-t-il, je suis loyal avec ceux qui m’aiment, et je ne suis pas comme d’autres que je ne veux pas nommer. » Il releva de sa main le menton du jeune homme. « Pas encore de barbe, dit-il. C’est bon à toucher. Une belle bouche aussi. Et tu dois courir les femmes en diable, je vois ça à tes yeux. Pour ça, il est comme sa sœur – et je vous le dis entre nous, mon garçon, les fils de Jacques de Pouilli sont de petits soldats suisses ou de petits jongleurs, aussi vrai que Dieu vit. »
Pour cette fois, le jeune homme se mit en colère. « Écoutez, dit-il, pour un homme de votre âge vous parlez bien follement. Cela ne vous fait pas honneur de diffamer ainsi votre fille, et encore devant cette dame ou demoiselle. Dites-moi de monter au château voir la dame ma grand-mère. Quand vous serez de meilleure humeur vous m’appellerez de nouveau. »
Herbert était en fait d’excellente humeur, il s’était même un
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