La Pierre angulaire
peu attendri sur son garçon. En le voyant en colère il fronça les sourcils.
« Comme il vous plaît, bel oiseau. Je ne sais pas ce que la garce vous a dit contre moi, mais sachez bien que j’aime ceux qui me servent bien, et que j’ai de bons yeux. Un fils loyal n’aura pas à se plaindre de moi, Dieu le sait. »
Haguenier prit congé de son père et remonta à cheval. Herbert le suivit d’un long regard pensif et dur. Il se demandait si le frère et la sœur ne tramaient pas de complot contre lui. Haguenier pouvait réclamer la pleine jouissance de son fief de Hervi, il était majeur, et seul tenancier légal, le père ne le gérait qu’en son nom. Mais c’eût été agir contre l’usage, et il lui faudrait de puissants amis à Troyes pour y réussir. Il faut, pensait Herbert, marier le garçon au plus tôt, pour en avoir un héritier, et le faire partir passer sa gourme en pays étranger.
Haguenier fut bien déçu en apprenant que sa grand-mère n’habitait plus le château, mais à Bernon, de l’autre côté de la forêt. Mais il resta quand même pour le repas. Herbert l’installa à sa droite, à côté de sa femme, la dame Aelis, et, pour mieux l’honorer, le fit servir par Ernaut, l’aîné des bâtards ; et l’autre, Pierre, qui était très jaloux d’Ernaut, fut enchanté de le voir humilié et dit : « C’est une grande joie pour mon frère Ernaut de servir le damoiseau, le fils de noble dame. » (Il faut dire que Pierre était lui-même fils d’une bâtarde d’Herbert le Roux, et se vantait d’avoir du bon sang des deux côtés. La mère d’Ernaut était une paysanne du village.) Ernaut dit alors que personne ne pouvait l’obliger à servir un homme qui n’était pas chevalier, et qu’il y avait des garçons plus jeunes pour cela. « Qu’on se taise, chienlit ! tonna Herbert, il serait beau à voir que de la graine de putain comme toi refusât de servir mon fils ! » Ernaut n’osa pas désobéir. Mais quand il lui fallut descendre seller le cheval d’Haguenier, il en pleura de honte aux écuries.
Et Haguenier, qui avait bon cœur, était désolé d’avoir causé des ennuis à son demi-frère. Il vint le trouver à l’écurie et lui dit : « Ernaut, beau frère, je me souviens bien de vous, nous avons joué ensemble. Vous êtes même plus âgé que moi, à ce que je sais. Si cela vous contrarie de me servir, nous trouverons moyen de changer cela.
— Vous parlez bien, dit Ernaut. En attendant je dois vous suivre à Bernon.
— Beau frère, dit Haguenier, ne croyez pas que je veuille vous flatter, je vous parle en toute franchise. Ne vous défiez pas de moi. Nous sommes de même sang, il ne faut pas nous disputer.
— Trop d’honneur, dit Ernaut, maussade. Et je ne me suis jamais disputé avec vous. »
En route pour Bernon, ils chevauchèrent côte à côte, et Haguenier réussit à dérider son compagnon en lui parlant des usages de tournoi et de chasse qu’il avait appris en Normandie. Ernaut était d’humeur tournoyeuse, et avait voyagé par toute la Champagne à la suite de son père. Il oublia bientôt qu’il avait affaire au frère détesté d’avance, et se mit à raconter lui-même les belles joutes qu’il avait vues. Mais en arrivant à Bernon, il reprit son visage buté et ses manières froidement obséquieuses. Il pensait à Pierre et à ses railleries.
La grand-mère habitait maintenant Bernon, que son mari lui avait laissé en douaire ; elle y avait fait venir Milon du Cagne, son intendant, son plus jeune fils, sa petite fille, et la demoiselle Églantine, la bâtarde de son mari. Bernon n’était qu’une grosse ferme, longue et plate, à sol de terre battue, sans autres fenêtres que deux petites ouvertures carrées, une sur le mur nord et l’autre sur le mur sud ; par beau temps, les femmes travaillaient dehors, un peu à l’écart de la maison, dans le pré ; les abords de la maison n’étaient qu’un vaste champ de fumier, de glaise et de paille pourrie, des planches étaient jetées pardessus formant un passage jusqu’à la porte. En hiver, la maison abritait les vaches et les moutons, et l’on voyait émerger de derrière la cloison de bois de grosses têtes curieuses ou affamées, mugissant après la paille et le foin des paillasses.
La dame n’était pas encore habituée à cette maison paysanne, se cognait toujours le front contre la porte trop basse, et se plaignait de l’obscurité. Mais elle tenait la tête
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