La Pierre angulaire
trois ans de cela. Et puis Jacques de Vanlay, vous savez, le cousin du père par ceux de Puiseaux – il n’est pas jeune pourtant – on dit qu’il a usé d’elle comme il voulait, et après il est devenu tout triste, comme un homme qui a vu une fée. Et il y a un garçon de Puiseaux nommé Girard, qui se languit après elle, tant qu’il ne mange plus et pleure toute la journée. Et je vais même vous dire une chose bizarre – et si je vous le dis, c’est pour vous prévenir, car c’est une chose que la dame grand-mère ne doit jamais savoir – le père lui-même couche avec elle, et pour qu’il ait fait cela, il faut vraiment que le diable s’en soit mêlé.
— Mais c’est affreux ! dit Haguenier, d’un autre que vous, je ne l’aurais pas cru. Il se fera damner. C’est sa sœur. »
Ernaut haussa les épaules : « Après tout, dit-il, ils ne sont pas sortis du même ventre. Des sœurs comme ça, n’importe qui peut en avoir, sans même savoir que ce sont des sœurs. » Il avait une si longue habitude de son père que rien ne le choquait de sa part. Il l’aimait, et avec passion.
Mais Haguenier pensait autrement. Il fut bien tenté de dire à Ernaut : « Et vous-même, quel genre de frère m’êtes-vous ? », mais il se mordit la langue, et ne dit rien. Seulement il était peiné, et pour son père, et pour la jeune fille, et pour Ernaut, un si brave garçon et qui pouvait parler avec indifférence d’un pareil péché. « Et si je le dis à la dame ? demanda-t-il. – Dieu ! Vous n’y pensez pas, le père a plus peur d’elle que de vingt évêques. Elle ferait un scandale. Et ce sont des choses qu’on garde pour soi, entre parents. » Haguenier soupira – de combien de secrets pareils allait-il devoir être complice, dans cette maison ?
ÉGLANTINE
Comment avait commencé cette liaison contre nature, personne ne le savait ; encore fallait-il que les deux y aient mis de la bonne volonté, car il ne leur était pas facile de se rencontrer. On dit à bon droit que le diable prend les hommes où et quand il lui plaît. Églantine venait parfois à Linnières avec sa petite sœur, pour bavarder avec des amies qu’elle avait au château. Herbert l’avait détestée tant qu’elle avait été une menace pour ses propres enfants : le père pouvait lui trouver un mari puissant et rogner l’héritage à son profit en engageant des terres à son gendre futur. Quand Herbert eut bien vu que la fille n’était pas mariable, il en avait ri à son aise ; et trop content de l’humiliation du vieux il avait oublié sa haine contre la bâtarde. Et quand elle était revenue du couvent, désespérée par le départ du père, il s’était offert pour la consoler, à sa façon.
Un enfant à qui sa mère eût donné de la poix au lieu de pain n’eût pas été plus suffoqué, plus dérouté que ne l’était Églantine, le jour où elle avait appris que son vieux père avait quitté le pays. Quand il était tombé malade, elle s’était coupé les cheveux pour obtenir de Dieu sa guérison. Ah ! Que ne l’avait-elle laissé mourir, plutôt ! Ah ! Dieu te fasse mai, vieux menteur, faux traître qui m’a laissée avec mes ennemis. Ah ! Dieu t’envoie des crapauds sous ta chemise et des fourmis dans ta barbe et des mouches dans ton œil, vilain mauvais, vieux diable noir. Jamais plus je ne t’aimerai, ni ne prierai Dieu pour toi, le soir ni le matin. Par ta faute je vais mourir et me damner pour toujours, et je deviendrai feu follet dans les marais pour attirer les passants par les soirs d’automne. Et je deviendrai faon noir dans la forêt pour emmener les chasseurs dans la vase sans fond, et je deviendrai hirondelle pour aller te retrouver dans les pays chauds et voler toujours autour de ta tête et te faire peur : et quand tu m’auras tuée tu verras ton Églantine morte à tes pieds, la tête cassée par une pierre. Et jamais plus tu n’auras joie. Ah ! tu me pleureras tant que ton œil en brûlera et ne verra plus rien. Sur toutes les routes je serai avec toi pleurant dans ton cœur, toi qui m’as trompée parce que tu avais peur de me voir pleurer.
Elle avait d’abord voulu se pendre à une branche, dans la forêt, mais sa ceinture était trop fine et s’était rompue. Et après elle était rentrée à Bernon chez la dame, et lui avait promis d’être sage et obéissante. Car elle aimait la dame. Mais au fond de son cœur c’était comme un trou noir avec de
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