La Pierre angulaire
couverts de tapis – la comtesse y avait mené les dames plus âgées et les barons de haut lignage ; les jeunes chevaliers des plus nobles familles prenaient part à la danse, et les autres, debout dans le fond de la salle, devaient bien se contenter du rôle de spectateurs – et le spectacle valait la peine d’être contemplé. Les dames étaient très parées, en robes à longues manches tombant jusqu’à terre, à tuniques à grands plis agrafées sur la nuque, ou en robes collantes ornées de riches ceintures qui leur enlaçaient le corps comme des serpents étincelants. Les cercles du ballet se formaient et se défaisaient avec la légèreté d’essaims de feuilles mortes balancées et roulées par une vague douce.
Haguenier regardait de loin la dame de Mongenost, et se désespérait de la voir si belle. « Pour la seule joie de la regarder, pensait-il, on donnerait l’amour de toutes les autres dames, fussent-elles filles d’empereur. Comment pourrais-je réussir là où le comte de Bar a échoué ? Sûrement, si elle doit aimer un homme du pays, c’est lui qu’elle aimera. Et si même lui n’est pas digne d’elle, je dois la servir sans espoir. Peut-être aime-t-elle le fils de l’empereur d’Allemagne ou du roi d’Espagne, et qu’elle le cache par peur des jaloux. Ce n’est pas lâcheté, c’est sagesse de la fuir, car elle doit mépriser les hommes insolents.
Sur le banc couvert d’un riche tapis à dessins rouge sombre sur fond violet elle était assise, toute lumineuse dans sa robe bleu pervenche, et le comte de Bar et le sénéchal de Provins étaient tous deux debout devant elle et elle levait vers eux sa tête claire sur son long cou d’un blanc de perle.
Elle n’était pas fière et ne voulait pas prétendre plus haut que son rang – c’est du moins ce qu’elle voulait faire comprendre aux deux hommes – aussi leur répondait-elle toujours avec modestie et douceur ; ils lui demandaient tous les deux une faveur – une manche ou un voile – pour leur porter bonheur aux tournois de Pâques. « Vous me pressez pour rien, disait-elle, et vous manquez de courtoisie tous les deux. Mais je vous dois trop de respect pour me fâcher, et pour le jour de la Résurrection de Notre-Seigneur, je vous pardonne. Je ne peux donner mon voile à l’un de vous sans être impolie envers l’autre. Pour ce tournoi-ci, je vais prêter mon voile à quelque jeune homme qui va être fait chevalier tantôt et qui n’a pas encore de dame ; aussi bien, je serais contente si cela lui portait bonheur pour ses débuts.
— Il serait bien hardi », dit le sénéchal de Provins. La dame lui jeta un regard sévère. « Tant mieux. Les dames aiment les hommes hardis. Dame, belle amie, dit-elle en se tournant vers Aielot qui, debout devant la fenêtre, parlait à son cavalier, belle amie, pour me rendre un service, pourriez-vous faire appeler votre frère dont vous m’avez parlé. »
Aielot ramena son frère en le tenant par la main et en riant tout haut de son embarras. « La dame ne vous mangera pas, disait-elle, levez un peu la tête et n’ayez pas cet air de carpe frite. »
Haguenier salua les deux barons, puis plia le genou devant la dame.
« Dame, dit-il, je suis à vos ordres. » Il avait levé la tête et tous trois le regardaient, et Aielot, toute fière, cherchait à lire dans leurs regards ce qu’ils pensaient du garçon. Il était certainement trop beau au gré des deux hommes : des yeux larges et profonds, un nez court et droit, une bouche grande et douce, des cheveux châtains bouclant à grosses boucles, un cou assez long et raide et la tête posée bien d’aplomb sur des épaules de belle envergure. Aielot voyait bien qu’à ce moment Marie était en train de le juger, et qu’un froncement de sourcils du comte de Bar pouvait faire plus, en faveur d’Haguenier, que toutes ses paroles à elle.
« Beau chevalier, dit Marie, vous arrivez seulement de Normandie, et votre sœur m’a dit que vous n’avez pas de dame pour votre premier tournoi. Pour l’amour de votre sœur, je veux bien vous prêter ce voile pour les trois jours, et je prierai pour qu’il vous porte bonheur. » Elle prit le voile de soie mauve et pourpre qu’elle avait autour des hanches et le tendit au jeune homme.
« Dame, dit-il, c’est plus que je n’oserais demander : je n’ai pas encore fait mes preuves. L’honneur est trop grand pour moi.
— Vous me ferez honte si vous
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