La Pierre angulaire
refusez », dit-elle en fronçant un peu les sourcils – pour rire, car ses yeux étaient doux. « Allez, prenez cela, et tâchez de bien faire pour que je ne sois pas blâmée de mon chevalier. Vous me le rendrez après les fêtes. »
Haguenier lui dit merci, lui baisa la main et se leva, après avoir enroulé l’écharpe autour de son bras gauche.
« Vous voyez, seigneurs, dit Marie en levant les yeux vers ses deux soupirants, comme j’en ai usé franchement et loyalement avec vous deux. Vous voyez que je n’ai pas de vanité ni de parti pris ; et j’espère que vous serez les premiers à souhaiter bonne chance à ce jeune homme.
— Puisque ma dame le veut » , dit le comte Henri. Comme il était très jaloux du sénéchal, il était plutôt content du geste de la dame. Mais les deux rivaux pensaient quand même que le garçon était trop beau, et la dame de Pouilli rusée comme un démon – sûrement, elle devait intriguer en faveur de son frère.
Haguenier était resté tout rêveur après son entrevue avec la dame : il se disait bien qu’elle devait s’être un peu moquée de lui, mais à une dame aussi parfaite tout est permis. Il était content de l’avoir vue de si près, mais le diable, pensait-il, si j’arrive à m’en tirer, je ne suis pas plus fort qu’un autre, et avec cette écharpe je serai ridicule si je ne jette pas au moins cinq hommes par terre. Pourtant, il comptait beaucoup sur ses armes : le père s’y entendait, et n’avait pas épargné son argent.
À la sortie de la salle, Haguenier se sentit tiré par la manche et se retourna : le comte de Bar était devant lui et le regardait droit dans les yeux. Cet homme avait une façon un peu gênante de regarder les gens bien en face, il avait un regard vif et un peu inquiet, ou comme douloureux ; sa bouche était déparée par sa manie de se mordiller les lèvres. Haguenier baissa les yeux – le comte étant de même taille que lui, il voulait montrer au moins, par son attitude, sa déférence à l’égard d’un aussi vaillant chevalier : il se disait qu’en tant qu’homme d’armes il ne lui arrivait même pas à la cheville.
« Écoutez, dit Henri, ne prenez pas ma demande en mauvaise part. Je sais que vous êtes fils d’Herbert de Linnières qui a été renommé pour sa force ; et votre aïeul Ansiau de Linnières a été un des meilleurs chevaliers de Troyes en son temps et je tenais pour un honneur de le servir aux tournois quand j’étais écuyer. Ne me croyez pas présomptueux ni discourtois, ni que je me prise plus haut que vous, l’âge et l’expérience mis à part. Si vous vouliez me servir, je vous donnerais en fief les revenus sur les péages du pont de Sézanne, plus des habits, et l’avoine pour vos chevaux. Et en plus vous pourriez me demander telle chose que vous voudrez, je vous l’accorderais, en échange d’un service qui me tient très à cœur.
— Je voudrais bien vous rendre service, dit Haguenier, et sans rien demander en échange. Mais je ne sais si je le peux.
— Écoutez, dit encore le comte Henri, cette écharpe que la dame vous a donnée, prêtez-la-moi pour le tournoi, la dame n’en saura rien, je vous trouverai en échange une autre de même couleur, je cacherai celle-ci sous mes armes et je vous la rendrai après, et vous pourrez la lui rapporter, je ne l’abîmerai pas. Vous ne savez pas à quel point j’y tiens. »
Haguenier devint rouge comme une carotte et les larmes lui montèrent aux yeux. Il ne daigna même pas répondre, tourna le dos au comte et alla rejoindre ses camarades. Il ne savait comment faire, ni quel moyen trouver pour se venger ; il pensait que le comte de Bar avait voulu montrer son mépris pour la famille de Linnières, et pour la noblesse du bas-pays d’Othe, car il ne pouvait tout de même pas le croire capable de vendre les faveurs d’une dame.
Il ne savait pas qu’Henri avait fait sa demande en toute bonne foi : il supposait que le jeune homme ne lui refuserait pas un service de courtoisie, sachant à quel point il tenait à ce voile. Mais un refus aussi hautain exaspéra encore son désir d’obtenir l’écharpe pourpre. Et il finit par être presque aussi jaloux du jeune homme que s’il avait été l’amant de la dame : il l’imaginait toujours avec l’écharpe nouée au travers de sa poitrine comme une raie de lumière rouge et violette. Depuis des années son amour n’avait pour se nourrir que ces menues faveurs et
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