La Pierre angulaire
Japon, et en racontait de telles merveilles qu’Auberi hochait la tête, incrédule. Il y vivait des Indiens qui étaient moitié hommes moitié chiens, et d’autres avec des têtes d’oiseaux ; il y poussait des fleurs si grandes qu’elles pouvaient manger des hommes ; il y avait aussi des griffons ailés à plumage d’or, et des éléphants avec une queue sur le nez si puissante qu’ils renversaient des arbres avec. « Ce sont de bonnes blagues, disait Auberi. — Mais non, mon garçon, disait le vieux, c’est très vrai, tout cela. Et il y a encore de bien plus grandes merveilles, seulement personne ne les a jamais vues ni racontées. Car il y a de telles choses si étranges et si effrayantes qu’un homme ne peut les voir sans mourir sur le coup. Ce que Riquet dit là, je l’ai déjà entendu dire par des gens plus vieux et plus sages que lui. »
Riquet hochait la tête, mi-rêveur, mi-souriant. « Le père abbé était si bon, disait-il, qu’il me laissait lire tous les livres qu’il avait. Dieu ! Les beaux livres qu’il avait, le père abbé ! Reliés dans de tels cuirs que c’était doux comme de l’huile. Et du parchemin comme de la soie, et pleins d’images peintes en toutes couleurs et plaqués d’or. Nous avions un frère qui en faisait aussi, il a fait toute l’histoire du roi Alexandre.
— Moi, dit le vieux, j’avais un fils moine qui travaillait à l’enluminure. On l’a mis en terre à la Toussaint. Le prieur m’a fait voir ce qu’il faisait. » Il s’arrêta, sentant que sa voix tremblait.
« L’année dernière, continuait Riquet, tout à ses souvenirs, l’archevêque de Grenoble lui-même a envoyé à notre père abbé, par grande courtoisie, un Bestiaire tout neuf, en reliure dorée. À le lire, le cœur vous bat de joie, tant c’est plein d’enseignement. Le père abbé aimait bien ma voix, il me faisait lire tout haut – ah ! Dieu ! Quel bon abbé c’était ! Quand il était de bonne humeur, il m’arrêtait – là, Riquet soupirait de toute sa large poitrine – il m’arrêtait pour demander : « Et que pensez-vous de cela, frère Frotaire ? » On m’appelait frère Frotaire, au couvent. Oui, bien vrai, c’est comme ça qu’il me disait : « Que pensez-vous de cela, frère Frotaire ? » et moi, je lui disais mon avis, comme je pouvais, et il en était tout content, le père abbé !… Il disait des fois : « Si jamais je suis malade, ce n’est pas un médecin qu’il faut appeler, c’est le frère Frotaire, il vous ressusciterait un mort. » Ah ! Il y en avait même qui étaient jaloux de moi, parce qu’il m’aimait bien, le père abbé, et la voix de Riquet passait subitement du rire aux larmes. Car, pour lui, le couvent était maintenant un lieu de joie et un havre de paix, la terre promise où coulaient le lait et le miel. Et, de fait, il y avait bien vécu. Trois mois de vagabondages n’avaient pu effacer de sa figure cet air de joyeuse santé, signe d’une jeunesse vécue à l’abri de la faim.
« Eh bien, voilà ce que c’est que de courir les belles filles, disait tranquillement le vieux.
— Ah ! Que voulez-vous, disait Riquet, assez vite consolé, que voulez-vous, maître Pierre ? Je suis jeune, le diable est fort. Maintenant, au moins, je ne risque plus d’y perdre les écus du couvent. Vous avez été jeune, vous aussi, vous avez dû aussi aimer de belles filles.
— Eh ! J’avais autre chose à faire. Et ça ne m’est arrivé qu’une fois, et quand je n’étais même plus si jeune, et cela ne m’a pas porté bonheur, Dieu le sait. C’est moins un péché, mon garçon, qu’une sottise, on y perd toujours mille fois plus que l’on n’y gagne. Et je le dis surtout pour Auberi, car pour toi ce n’est pas moi qui t’apprendrai quelque chose là-dessus.
— Elle s’appelait Talasia, dit Riquet tout d’un coup, après un silence. Elle avait des yeux noirs comme du jais. »
Une troupe de croisés du Nord passait par la route, et les pèlerins durent monter sur le talus et s’aplatir contre le roc pour les laisser passer. Ce fut long – les chevaux avançaient deux par deux sur la route pierreuse, au trot léger, balançant leurs croupes et relevant leurs têtes encapuchonnées de toile – les sabots claquaient, les arçons grinçaient, les plaquettes de fer sur les rênes s’entrechoquaient. Et les cavaliers avançaient les uns après les autres, avec leurs tuniques blanches et grises
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