La Pierre angulaire
quelque chose de mal. Je vais tout vous dire. C’est bien simple. J’étais en voyage à Valence avec un autre frère, pour des écus que le prévôt devait au père abbé. Et j’avais les écus dans ma ceinture sur mon corps. Et comme, on passait devant l’église Saint-Mathieu, l’autre frère était, entré pour prier, et moi je gardais le mulet. Et voilà qu’une belle fille m’accoste, et tant et si bien, que le soir j’ai grimpé par la fenêtre du moutier où l’on couchait, et je suis allé chez la fille. Et quand je me suis réveillé, plus de fille, ni de ceinture, ni d’écus. Alors je n’ai pas osé retourner vers mon compagnon et, ma foi, j’ai jeté mon froc aux orties. Comme vous voyez. Ça fait déjà trois mois.
— C’est ce qui arrive, quand on est jeune, dit l’aveugle. Mais tu ferais mieux de retourner à ton couvent et de tout avouer. On ne te punira pas plus qu’il ne faut.
— Oh ! Je sais !… dit l’autre, avec un grand soupir, je sais bien. Le père abbé m’aimait tant que j’en serais sûrement quitte pour quelques coups de lanière et trois mois de service à la basse-cour. Le père abbé n’aurait jamais cru que j’aie volé, non, pas lui. Mais c’’est la honte ! Voilà ! La honte. Ah ! Misère de moi ! Si jamais je le rencontrais, le père abbé, je crois que le cœur m’en éclaterait, du coup. Maintenant, moi, quand je vois un frère noir sur la route, je m’enfuis à dix lieues, voilà où j’en suis. Misère ! »
Il secoua la tête d’un air si triste qu’Auberi eut pitié, et lui donna une petite tape dans le dos. « Va ! dit-il, pauvre petit frère. On t’aimera bien quand même, tu sais. »
Avec Riquet, la route devint plus gaie, les journées passèrent plus vite. Riquet était bavard comme une pie et il avait une belle voix et du goût pour la musique. Pendant les haltes, le vieux et lui chantaient à deux voix, car il apprenait vite les airs et avait de la mémoire pour les paroles. Et le vieux en connaissait sans fin, des chansons, des gaies et des tristes, des chansons de guerre et des chansons d’amour, des chansons de Champagne et de Bourgogne et de France. Car dans la vie de camp, et de garnison, et pendant les veilles de tournois et les repos de chasse, il n’y avait rien de plus doux que d’écouter de bonnes chansons en chantant le refrain en chœur.
Riquet était fils d’un riche paysan des environs de Montélimar, et s’était fait moine par goût de l’étude. Il avait appris à lire et à écrire, et à copier de la musique, et savait composer des airs lui-même. Il chantait les chansons que les filles de son village chantaient dans les rondes, celles que les jongleurs chantaient aux fêtes du château. Depuis qu’il était sur les routes, il avait plusieurs fois essayé de se joindre à des troupes de jongleurs, mais c’étaient, disait-il, de vilaines gens, et ceux qui ne sont pas de leur confrérie, ils les comptent pour du fumier – et puis, ils sont voleurs, disait-il, et trichent au jeu.
Il faisait des plans sans fin. Il savait un peu jouer de la vielle – s’il pouvait s’en procurer une, il irait de château en château, pour son propre compte, il s’agissait seulement d’apprendre beaucoup de chansons d’amour, car cela plaît aux dames. Il arriverait peut-être à en composer lui-même, et alors il pourrait bien gagner sa vie, et s’habiller de drap et de soie – et peut-être même se ferait-il aimer d’une dame, il y a eu des troubadours qui ont réussi de cette façon, et qui n’étaient pas non plus nés dans un palais. « Car on dit bien, raisonnait-il, qu’une belle figure compte pour beaucoup – et la mienne n’est déjà pas laide du tout – mais ce n’est rien auprès d’une belle voix pour exciter l’amour chez une femme. Et de douces paroles d’amour, quand elles sont bien chantées, on dit qu’il n’y a pas de charme ni de sortilège qui vaillent cela. » Et puis – et puis des chanteurs renommés, peuvent être reçus par des ducs et des comtes, et obtenir des fiefs et être honorés à l’égal de chevaliers, bref, Riquet était bien décidé à tenter sa chance comme ménestrel.
Mais comme il avait peu de suite dans les idées, il y avait d’autres jours où il rêvait de se faire matelot, et de partir pour la Palestine, ou pour Venise – ou même s’engager sur un navire faisant la route des épices. Il avait lu les livres sur les Indes et le
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