La pierre et le sabre
entreprit une lente
transformation de l’état de guerrier au sabre et à l’arme à feu, à celui de bureaucrate
muni d’un pinceau et de papier pour écrire. Dans une société en paix, la
maîtrise de soi-même et l’éducation devenaient plus importantes que l’adresse
au combat. Le lecteur occidental risque de s’étonner de voir quel degré d’instruction
régnait déjà au début du XVII e siècle, ainsi que des références constantes faites par les Japonais à l’histoire
et à la littérature chinoises, tout comme les habitants du nord de l’Europe, à
la même époque, se référaient sans cesse aux traditions de la Grèce et de la
Rome anciennes.
Dans le Japon du temps de Musashi,
une troisième mutation majeure affectait l’armement. Durant la seconde moitié
du XVI e siècle, les mousquets
à mèche, introduits depuis peu par les Portugais, étaient devenus sur le champ
de bataille les armes décisives ; mais dans un pays en paix les samouraïs
purent tourner le dos aux armes à feu qui leur déplaisaient, et renouer leur
idylle traditionnelle avec le sabre. Les écoles d’escrime prospérèrent.
Toutefois, à mesure que se réduisait la possibilité d’utiliser l’épée dans les
combats véritables, les talents martiaux devinrent peu à peu les arts martiaux,
lesquels soulignèrent de plus en plus l’importance de la maîtrise intérieure de
soi-même et des qualités de l’escrime en vue de la formation du caractère,
plutôt que de son efficacité militaire. Il se développa toute une mystique du
sabre, plus apparentée à la philosophie qu’à la guerre.
La narration que nous fait
Yoshikawa de la jeunesse de Musashi illustre tous ces changements qui se
produisaient au Japon. Lui-même rōnin typique, originaire d’un village
montagnard, il ne se fixa que tard dans la vie comme samouraï au service d’un
seigneur. Il fonda une école d’escrime. Le plus important, c’est qu’il passa
progressivement de l’état de combattant instinctif à celui de l’homme qui s’efforce
avec fanatisme d’atteindre les buts d’une autodiscipline de type Zen, la complète
maîtrise intérieure de soi-même et un sentiment d’unité avec la nature
environnante. Bien que dans sa jeunesse les combats mortels, évocateurs des
tournois de l’Europe médiévale, fussent encore possibles, Yoshikawa nous peint
Musashi en train de transformer consciemment ses talents martiaux du service
militaire en un moyen de se former le caractère en temps de paix. Talents
martiaux, autodiscipline spirituelle et sensibilité esthétique se fondent en un
tout unique, homogène. Ce portrait de Musashi n’est peut-être pas éloigné de la
vérité historique. On sait qu’il fut peintre de talent et sculpteur accompli,
aussi bien qu’escrimeur.
Le Japon du début du XVII e siècle, qu’incarne Musashi, survit
intensément dans la conscience japonaise. Le long règne plutôt statique des
Tokugawas a conservé une bonne part de ses formes et de son esprit, bien que de
manière un peu sclérosée, jusqu’au milieu du XIX e siècle, il n’y a guère plus de cent ans. Yoshikawa lui-même était fils d’un
ancien samouraï qui, pareil à la plupart des membres de sa classe, ne réussit
pas la transition économique avec les temps nouveaux. Au sein du nouveau Japon,
les samouraïs eux-mêmes eurent beau sombrer en grande partie dans l’obscurité,
la plupart des nouveaux chefs furent originaires de cette classe féodale, dont
le nouveau système d’éducation obligatoire popularisa l’image pour former l’arrière-plan
spirituel et moral de toute la nation japonaise. Des romans tels que La
Pierre et le Sabre , ainsi que les films et pièces de théâtre qui en furent
tirés, ont favorisé ce processus.
L’époque de Musashi est aussi
proche et réelle, pour les Japonais modernes, que la guerre de Sécession pour
les Américains. La comparaison avec Autant en emporte le vent n’a donc
rien d’outré. L’époque des samouraïs demeure très vivante dans la mémoire
japonaise. Contrairement à l’image qui les présente comme de simples « animaux
économiques » grégaires, de nombreux Japonais préfèrent se considérer
comme des Musashi modernes, farouchement individualistes, ayant des principes
élevés, autodisciplinés, dotés d’un sens esthétique. Ces deux images présentent
une certaine vérité, ce qui illustre bien la complexité de l’âme japonaise,
sous une apparence uniforme de
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