La pierre et le sabre
extraordinaires
exploits. Mais le véritable danger se trouvait dans le fait qu’en un certain
point toutes ses années d’entraînement devenaient sans pouvoir contre ce
tempérament, et qu’il retombait au niveau d’une bête sauvage, d’une bête brute.
Or, contre un pareil ennemi, informe et secret, le sabre était complètement
inutile. Déconcerté, perplexe, conscient d’avoir subi une accablante défaite,
il priait pour que les eaux furieuses le ramenassent à sa quête de discipline.
— Sensei ! Sensei !
Les cris de Jōtarō
étaient devenus plainte sanglotante.
— ... Il ne faut pas mourir !
Je vous en prie, ne mourez pas !
Lui aussi avait joint les mains
devant sa poitrine, et sa face était convulsée comme si lui aussi portait le
poids de l’eau, la douleur cuisante, le froid.
Jōtarō jeta un coup d’œil
sur l’autre rive, et se sentit soudain défaillir. Il ne comprenait absolument
pas ce que faisait Musashi ; il semblait décidé à rester sous le torrent
jusqu’à en mourir, mais voici qu’Otsū... Où donc était-elle ? Il
était sûr qu’elle s’était jetée dans la rivière pour mourir.
Alors, dominant le bruit de l’eau,
il entendit la voix de Musashi. Les paroles n’étaient pas claires. Il supposa
qu’il s’agissait d’un sûtra, mais... peut-être étaient-ce des jurons furieux de
récrimination contre soi-même.
La voix était pleine de force et
de vie. Les larges épaules et le corps musclé de Musashi respiraient jeunesse
et vigueur, comme si son âme purifiée se trouvait maintenant prête à commencer
une vie nouvelle.
Jōtarō eut le sentiment
que le péril, — quel qu’il fût – était passé. Tandis que la lumière
du couchant créait un arc-en-ciel au-dessus des chutes, il appela : « Otsū ! »
et osa espérer qu’elle n’avait quitté le flanc de falaise que parce qu’elle
croyait que Musashi ne courait pas un réel danger. « Si elle a confiance,
il n’est pas en danger, se dit-il, et je n’ai pas à m’inquiéter. Elle le
connaît mieux que je ne le connais, jusqu’au fond de son cœur. »
Jōtarō descendit à bonds
légers jusqu’à la rivière, trouva un endroit resserré, le franchit et grimpa
sur l’autre rive. Comme il s’approchait en silence, il vit Otsū à l’intérieur
de la hutte, blottie par terre et serrant contre elle le kimono et les sabres
de Musashi.
Jōtarō sentit que les
larmes de la jeune fille, qu’elle ne faisait aucun effort pour dissimuler, n’étaient
pas des larmes ordinaires. Et sans vraiment comprendre ce qui se passait, il en
saisit l’importance pour Otsū. Au bout de deux minutes, il revint
furtivement à l’endroit où la vache reposait dans l’herbe blanchâtre, et s’étendit
à côté d’elle.
« A cette vitesse, jamais
nous n’arriverons à Edo », se dit-il.
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[1] Edwin O. Reischauer est né au Japon en 1910.
Professeur à l'université de Harvard depuis 1946, il est aujourd'hui professeur
honoraire. Il a temporairement quitté l'université pour être, de 1961 à 1966,
ambassadeur des Etats-Unis au Japon, dont il est un des plus célèbres
spécialistes. Parmi ses nombreux ouvrages, citons Japan: The Story of a
Nation (Le Japon, histoire d'une nation) et The Japanese (Les
Japonais).
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