La pierre et le sabre
« Ne t’en fais pas. » A la fin, lorsqu’ils
s’arrêtèrent pour se reposer, il se tourna vers son ami, et explosa.
— Ecoute : c’est moi qui
devrais te présenter des excuses. C’est moi qui t’ai entraîné dans cette
aventure au départ, souviens-toi. Souviens-toi : je t’ai fait part de mon
projet ; je t’ai dit comment j’allais enfin faire quelque chose qui en
aurait imposé à mon père. Je n’ai jamais pu supporter le fait que jusqu’à son
dernier jour, il ait eu la certitude que je ne vaudrais jamais rien. Il allait
voir ce qu’il allait voir ! Ha !
Le père de Takezō, Munisai,
avait servi autrefois sous le seigneur Shimmen, d’Iga. Dès que Takezō eut
appris qu’Ishida Mitsunari levait une armée, il se persuada qu’il tenait enfin
la chance de sa vie. Son propre père avait été samouraï. N’était-il pas tout
naturel qu’il fût fait samouraï, lui aussi ? Il brûlait d’en découdre, de
prouver son courage, de faire se propager la rumeur à travers le village, comme
une traînée de poudre, qu’il avait décapité un général ennemi. Il avait
désespérément voulu prouver qu’il était quelqu’un avec lequel il fallait
compter, que l’on devait respecter – et non point le simple trublion
du village.
Takezō rappelait à Matahachi
tout cela, et Matahachi approuvait de la tête :
— Je sais bien. Je sais bien.
Mais je ressentais la même chose. Tu n’étais pas le seul.
Takezō reprit :
— Si j’ai voulu que tu
viennes avec moi, c’est que nous avons toujours tout fait ensemble. Mais quel
tapage a fait ta mère, à crier à tout le monde que j’étais un fou et un vaurien !
Et ta fiancée, Otsū, et ma sœur et tous les autres qui déclaraient en pleurant
que les garçons du village devaient rester au village. Oh ! peut-être
avaient-ils leurs raisons. Nous sommes tous deux fils uniques, et si nous nous
faisons tuer il n’y aura personne pour perpétuer le nom de notre famille. Mais
qu’importe ! Ce n’est pas une existence !
Ils s’étaient glissés hors du
village sans être vus, et avaient la conviction que rien ne les séparait plus
des honneurs du combat. Pourtant, une fois parvenus au camp de Shimmen, ils se
trouvèrent nez à nez avec les réalités de la guerre. On leur déclara d’emblée
qu’ils ne seraient point faits samouraïs, ni tout de suite, ni même dans
quelques semaines, quels qu’eussent été leurs pères. Pour Ishida et les autres
généraux, Takezō et Matahachi n’étaient que deux lourdauds de la campagne,
guère plus que des enfants qui jouaient avec des lances. Ce qu’ils pouvaient
obtenir de mieux était qu’on leur permît de rester comme simples soldats. Leurs
responsabilités, si l’on pouvait les nommer ainsi, consistaient à porter des
armes, des gamelles de riz et autres ustensiles, à couper de l’herbe, à
travailler dans les équipes des routes, et quelquefois à aller en
reconnaissance.
— Des samouraïs, haha !
dit Takezō. Quelle blague ! La tête d’un général ! Je n’ai pas
même approché de samouraï ennemi ; ne parlons pas de général. Du moins,
tout ça, c’est fini. Et maintenant, qu’allons-nous faire ? Je ne peux te
laisser ici tout seul. Si je le faisais, je ne pourrais plus jamais regarder à
nouveau ta mère ou Otsū en face.
— Takezō, je ne te rends
pas responsable du gâchis où nous sommes. Ce n’est pas de ta faute si nous
avons perdu. S’il y a quelqu’un à blâmer, c’est ce faux jeton de Kobayakawa. Ça
me ferait vraiment plaisir de le tenir. Je le tuerais, ce salaud !
Deux heures plus tard, ils se
tenaient au bord d’une petite plaine, à contempler un océan de miscanthus
pareils à des roseaux malmenés et brisés par la tempête. Point de maisons.
Point de lumières.
Ici aussi, il y avait des
quantités de cadavres, qui gisaient dans la position même où ils étaient
tombés. La tête de l’un d’eux reposait dans les hautes herbes. Un autre était à
la renverse dans un ruisseau. Un autre encore formait un enchevêtrement
grotesque avec un cheval mort. La pluie avait lavé le sang, et dans le clair de
lune la chair morte avait l’aspect d’écailles de poisson. Tout autour d’eux, c’était
la solitaire litanie automnale des grillons.
Un flot de larmes laissa des
traînées blanches le long des joues sales de Matahachi. Il poussa le soupir d’un
homme très malade.
— Takezō, si je meurs,
prendras-tu soin
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