La pierre et le sabre
sociabilité et d’affabilité.
La Pierre et le Sabre diffère beaucoup des romans très psychologiques et souvent névrosés qui ont
formé l’essentiel des traductions de littérature japonaise moderne. Il ne s’en
trouve pas moins en plein dans le courant principal du roman japonais
traditionnel et de la pensée populaire japonaise. Sa structure en épisodes n’est
pas seulement due au fait qu’il ait paru d’abord en feuilleton ; il s’agit
d’une technique privilégiée, qui remonte aux origines du roman japonais actuel.
Sa vision romanesque du noble escrimeur est un stéréotype du passé féodal qui s’incarne
dans des centaines d’autres histoires et films de samouraïs. L’accent qu’il met
sur la recherche de la maîtrise de soi et de la force intérieure personnelle
grâce à une austère autodiscipline de type Zen constitue un trait majeur du caractère
japonais. Il en va de même pour la suprématie de l’amour de la nature, et du
sentiment d’intimité avec elle. La Pierre et le Sabre est plus qu’un
grand roman d’aventures. Il donne en outre un aperçu sur l’histoire japonaise,
et sur l’image idéalisée que se font d’eux-mêmes les Japonais contemporains.
Janvier
1981
EDWIN
O. REISCHAUER
Livre I LA TERRE
La clochette
Takezō gisait au milieu des
cadavres. Il y en avait des milliers.
« Le monde entier est devenu
fou, songeait-il vaguement. L’homme ressemble à une feuille morte, ballottée
par la brise d’automne. »
Lui-même ressemblait à l’un des
corps sans vie qui l’entouraient. Il essaya de lever la tête, mais ne parvint à
la soulever que de quelques centimètres au-dessus du sol. Jamais il ne s’était
senti aussi faible. « Je suis là depuis combien de temps ? » se
demanda-t-il.
Des mouches vinrent bourdonner
autour de sa tête. Il voulut les chasser, mais n’eut pas même la force de lever
le bras qu’il avait raide, fragile, comme le reste de son corps. « Je dois
être là depuis un bon moment », se dit-il en remuant un doigt après l’autre.
Il ne se doutait pas qu’il était blessé : deux balles en plein dans la
cuisse.
Des nuages bas, sombres, menaçants
traversaient le ciel. La nuit précédente, quelque part entre minuit et l’aube,
une pluie diluvienne avait inondé la plaine de Sekigahara. Il était maintenant
un peu plus de midi, le quinze du neuvième mois de l’an 1600. La tornade avait
beau être passée, de temps à autre de nouveaux torrents de pluie s’abattaient
sur les cadavres et sur le visage à la renverse de Takezō. Chaque fois que
cela se produisait, il ouvrait et fermait la bouche comme un poisson pour essayer
de boire les gouttes. « On dirait l’eau dont on humecte les lèvres d’un
mourant », pensa-t-il en savourant la moindre gouttelette. Il avait la
tête lourde ; ses pensées étaient les ombres fugitives du délire.
Son camp était vaincu. Du moins
savait-il cela. Kobayakawa Hideaki, qui se donnait pour un allié, s’était ligué
en secret avec l’armée de l’Est, et lorsqu’il se retourna contre les troupes d’Ishida
Mitsunari, au crépuscule, le sort des armes se retourna, lui aussi. Il s’attaqua
alors aux armées d’autres chefs — Ukita, Shimazu et Konishi –, et l’armée
de l’Ouest s’effondra complètement. Il ne fallut pas plus d’une demi-journée de
combat pour régler la question de savoir qui dorénavant serait à la tête du
pays. Ce serait Tokugawa Ieyasu, le puissant daimyō d’Edo.
Des images de sa sœur et des vieux
villageois lui flottèrent devant les yeux. « Je suis en train de mourir,
songea-t-il sans une ombre de tristesse. Alors, c’est vraiment comme ça ? »
Il se sentait attiré vers la paix de la mort, comme un enfant qu’une flamme
hypnotise.
Soudain, l’un des corps voisins
leva la tête :
— Takezō...
Les images s’effacèrent de son
esprit. Comme réveillé d’entre les morts, il tourna la tête. La voix, il en
avait la certitude, était celle de son meilleur camarade. Il rassembla toutes
ses forces pour se soulever légèrement, et, dans un chuchotement à peine audible
à travers le déluge de pluie :
— C’est toi, Matahachi ?
Puis il retomba, immobile, aux
aguets.
— Takezō ! C’est
donc vrai, tu es vivant ?
— Oui, vivant !
cria-t-il en une soudaine explosion de bravade. Et toi ? Tu ferais aussi
bien de ne pas mourir non plus. Je te l’interdis !
Il
Weitere Kostenlose Bücher