La pique du jour
La Surie.
— Je vous ois.
— C’est que je ne sais si, après ce qu’a dit
M. de La Surie, je vais ajouter au scandale où je le vois.
— Fogacer, vous le tabustez !
— Et par la bonne heure, mi fili, meshui comme
toujours, je suis dicenda tacenda locutus [122] . Ha
donc, pour vous plaire et pour me plaire, oyez : « J’ordonne »,
a dit Felipe – oyez bien ceci, mi fili – « j’ordonne que
le plus tôt possible après mon décès, dans les monastères de religieux où il
apparaîtra à mes exécuteurs testamentaires qu’elles se puissent dire le plus
dévotement, trente mille messes soient dites pour le repos de mon âme… »
— Trente mille messes ! Ai-je bien ouï ?
Trente mille ?
— Oui-da ! Trente mille ! Pas une de moins et
« le plus tôt possible ! »
— Faut-il, dit La Surie, qu’il s’apense en son for
avoir l’âme bien noire pour ordonner après sa mort cet immense
blanchiment !
— Il est de fait, dis-je, que Felipe n’y est pas allé
au petit cuiller, mais bien à la truelle : trente mille messes, ventre
Saint-Antoine ! On dirait qu’il voudrait forcer les portes du Ciel par la
quantité.
— Mais il appète aussi à la qualité, dit La Surie,
car pour lui-même et son salut, il ne veut que des messes dites « le plus
dévotement qu’il soit ». Foin donc de ces messes baragouinées du bout des
lèvres par des moines ensommeillés ! Felipe dicte jusqu’au degré de
ferveur qu’il y faut !
— Eh bien, dis-je, Fogacer, vous vous accoisez !
— C’est que, dit Fogacer avec un émeuvement qui me
surprit, mon état m’oblige à plus de compassion. Dans cette disposition du
testament de Felipe, je lis le désespoir d’un roi tout-puissant d’obtenir
jamais son salut, mais dans le même temps je vous confesse que son
outrecuidance démesurée m’afflige. Mobiliser pour soi trente mille
moines ! Se vouloir déclore la porte étroite à coup de messes ! Où
est l’humilité ? Où est la repentance ?
Le bon d’écrire ces Mémoires, c’est qu’on y peut accomplir
ce qu’on ne peut faire dans la vie : Raccourcir le temps quand il vous
pèse, et Dieu sait si le temps me pesait à l’Escorial où tout m’était tourment,
même Doña Clara qui en nos nuits, dès lors que nos tumultes étaient apaisés, paraissait
présider un éternel tribunal où mes fautes étaient interminablement ressassées.
Pour finir, elle ne me cachait pas combien elle tenait en dépris nos corps
périssables, en dérision le plaisir que nous en tirions et avec quelle
impatience elle attendait mon département pour se laver l’âme des salissures de
mon commerce. Toutefois, le soir suivant, à dix heures, elle toquait à mon
huis. Pour moi, à’steure adoré, à’steure abhorré, je me sentais comme un
esteuf, si ballotté d’une raquette à l’autre, que l’envie me démangea plus
d’une fois de lui interdire ma porte. Mais je ne pus m’y résoudre, tant à cause
de la grande compassion que j’éprouvais pour le malheureux sort quelle se
préparait à elle-même que parce que dans les moments où les paroles laissaient
la place aux actes, je ressentais l’unique assouagement d’une journée aride à
parcourir de mes doigts et de mes lèvres son corps « poli, suave et
caressant [123] ».
Felipe II mourut le 13 septembre et, quatre mois
plus tard, j’étais au logis. Si j’ai usé de mon pouvoir en abrégeant les
semaines que j’ai passées à l’Escorial, plaise à toi, lecteur, de me permettre
d’en user encore et de survoler d’une phrase ce long voyage de l’Escorial au
Périgord (où je retrouvai mon père sain et gaillard), du Périgord à Montfort
l’Amaury et de Montfort l’Amaury en la capitale. Ce fut, dès qu’on eut traversé
la frontière, une pérégrination plaisante en la douce France retrouvée, tant
est que me sentant plus heureux, je devins à mes compagnons plus attentif.
La Surie, d’aigreux qu’il était souvent à l’Escorial, redevenant enjoué et
gaussant et Fogacer mouchetant ses pointes. Toutefois, des deux, Fogacer
m’étonnait le plus, et à le bien observer, je me sentis de lui moins proche, quoique
l’aimant toujours. Car si sa robe, comme je le supposais, n’avait été de prime
qu’un bouclier pour lui, elle me paraissait peu à peu devenir l’enveloppe même
de son âme. Il mettait dans ses propos moins d’ironie et plus de gravité, et je
voyais bien que son cœur
Weitere Kostenlose Bücher