La Poussière Des Corons
l’épicière, qui nous connaissait tous, fut d’accord
au début. Mais, plus les jours passaient, plus elle s’impatientait, menaçant de
ne plus rien nous donner. Nous n’étions pas ses seuls clients, tout le coron
allait se ravitailler chez elle, et elle se refusait à nourrir tout le monde, pour
rien, trop longtemps. Alors cela devint de plus en plus difficile, le café, le
sucre, le beurre manquèrent. Le pain se fit rare, nous devions l’économiser. Et
il y eut bien des moments où j’eus faim. Au début, je disais :
— Maman, j’ai faim.
Ma mère soupirait :
— Il n’y a rien à manger pour le moment, Madeleine.
Patiente jusqu’à ce soir.
Après avoir reçu plusieurs fois de suite la même réponse, je
ne réclamai plus. Mais je n’en souffris pas moins. Je souffris silencieusement,
et ce fut dur pour mes six ans.
*
Ce fut une époque où tous les moyens étaient bons pour
récupérer ce qui pouvait ressembler à de la nourriture. Comme c’était le
printemps, nous, les enfants du coron, allions à la cueillette des pissenlits
qui poussaient dans les champs, dans les prés, tout autour du village. Nos
mères en faisaient des salades qui accompagnaient le pain et qui nous donnaient
l’illusion d’un repas.
Charles, Marie et moi, un grand sac à la main, nous partions
dans la campagne, au hasard des sentiers souvent détrempés.
Un après-midi, nous avons dû aller très loin, car les
environs immédiats du village avaient été pillés dès le début. Nous avons
marché longtemps, nous avons même reçu plusieurs averses. Ma pèlerine était
trempée, et, malgré mon capuchon, j’avais les cheveux mouillés. Marie et
Charles ne valaient guère mieux. Nos chaussures à tous les trois n’étaient plus
qu’une masse informe de boue et d’argile. Mais nous ramenions chacun un sac
rempli de pissenlits, et nous en étions heureux.
En approchant du village, nous avons rencontré d’autres
enfants qui, eux aussi, cherchaient des pissenlits. Parmi eux, il y avait
Albert Darent, qui avait l’âge de Charles. Nous le connaissions et nous le craignions ;
brutal et méchant, il profitait de sa force et n’hésitait pas à battre ceux qui
ne voulaient pas faire toutes ses volontés. Contrairement aux autres, il n’avait
pas de sac, et se contentait d’observer, les mains dans les poches. Son regard
se posa sur nos sacs de pissenlits. Il s’approcha, une lueur inquiétante dans
ses petits yeux sournois. Je me raidis, sur la défensive. Il passa près de
Charles et de moi, se dirigea vers Marie, qui était un peu en arrière. Il lui
ordonna durement :
— Donne-moi ça !
Il lui arracha le sac de pissenlits, la repoussant si
violemment qu’elle tomba. Il y eut quelques ricanements parmi les autres
garçons. L’indignation me souleva. Je vis Charles poser son sac et se diriger
vers lui, blanc de fureur.
Ignorant notre réaction, Albert, avec un sourire triomphant,
repartait déjà vers le village, sûr de son impunité. Il commit l’erreur de
passer devant moi. Au moment où il arrivait à ma hauteur, presque
instinctivement, et bien que mon cœur battît de peur, j’avançai mon pied pour
le faire trébucher. Il ne s’y attendait pas. Surpris, il perdit l’équilibre et
alla s’étaler de tout son long dans la boue du chemin. Cela s’était passé si
rapidement que, sur le moment, personne ne comprit. Un silence plein d’appréhension
accueillit sa chute. Comment allait-il réagir ? Nous avions tous peur.
Il se releva, couvert de boue et pâle de colère. Il tourna
vers moi un regard où se lisait une telle fureur que j’eus l’impression de me
recroqueviller. Il se précipita, le poing levé, dans ma direction, bégayant de
rage :
— Att… Attends ! Attends un peu ! Tu v…
Tu vas voir !…
Incapable de bouger, tétanisée, je ne pouvais que le
regarder. Il s’élança pour me frapper. Charles s’interposa :
— Arrête ! Laisse-la.
Furieux d’être arrêté, il se tourna vers Charles, voulut le
repousser ; mais Charles se plaça devant moi, les poings serrés, dans une
attitude de défi. Albert se jeta sur lui, et ils se mirent à se battre, se
donnant des coups de poing, des coups de pied. Ils perdirent l’équilibre et
roulèrent dans la boue.
Marie s’était rapprochée de moi, et, impuissantes, nous
assistions à la bataille. Les autres garçons regardaient, silencieux. Ils
avaient tellement peur d’Albert qu’ils n’osaient pas
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