La Poussière Des Corons
dans toute sa force et sa cruauté. Les yeux
écarquillés, je les regardais, et je sentais, irrépressible, monter en moi une
longue plainte, un cri de souffrance et d’agonie. Je me suis détournée et, incapable
d’en supporter davantage, je me suis enfuie, hoquetant de peur et d’horreur. J’ai
dévalé le terril, n’ayant gardé qu’un seul désir conscient : aller le plus
loin possible de cette scène de violence et de cauchemar. L’horrible bruit de
la bataille, les cris de rage et de douleur, les hennissements des chevaux me
poursuivirent longtemps. Ils étaient encore dans mes oreilles alors même que je
ne les entendais plus.
J’ai couru interminablement, sans même savoir où j’allais. Une
grosse pierre me fit trébucher, et je tombai. Incapable de me relever, je
restai là, couchée dans l’herbe. Des spasmes nerveux me secouaient, je
tremblais sans pouvoir m’arrêter. Je ne voyais plus rien, je ne pouvais que
pleurer, et rien ne pouvait soulager l’intolérable souffrance que j’éprouvais.
A bout de peur et de larmes, je me suis endormie – ou
ai-je perdu conscience ? Mon père me trouva là dans la soirée, après m’avoir
cherchée partout. Il me ramena à la maison, et ma mère me mit au lit. Je me
sentais brûlante, je tremblais convulsivement. Un sentiment d’irréalité me
plaçait dans un autre monde, le monde de peur et de haine que je venais de
découvrir.
Pendant la nuit, j’eus des cauchemars. Je délirai. Je voyais
un immense cheval noir se cabrer, et ses sabots menaçants s’agitaient au-dessus
de moi. Je voyais des hommes se battre, tomber, ensanglantés, et je hurlais, je
me débattais, je sentais des larmes brûlantes couler de mes yeux grands ouverts,
que les mêmes images hantaient sans cesse.
Cela dura toute la nuit. Au matin, j’allais mieux, mais je
mis du temps à accepter la réalité de ce que j’avais vu. Cette scène avait
détruit ce que mon enfance avait d’insouciant et d’heureux. Elle me laissa
pendant longtemps une crainte inavouée de la vie et une gravité inhabituelle
pour un enfant de six ans.
Il y avait eu des blessés, parmi les mineurs, ce qui rendit
les conditions de vie encore plus difficiles. Il devint impossible de continuer
ainsi. La rage au cœur, conscients d’être vaincus, mais poussés par la
nécessité de vivre, même mal, et par le besoin impératif de gagner de l’argent,
même peu, les mineurs reprirent le chemin du travail. C’était, pour eux, la
seule solution. Que pouvaient-ils faire d’autre, ces hommes qui, le ventre vide,
voyaient leurs enfants pleurer de faim ?
3
TOUT rentra peu à peu dans l’ordre. La satisfaction de
pouvoir manger chassa rapidement le souvenir des jours difficiles. Mes
cauchemars finirent par s’espacer, et, s’ils ne disparurent jamais tout à fait,
ils se firent néanmoins de plus en plus rares.
L’été apporta ses aubes radieuses, ses journées lumineuses
et chaudes, ses soirées douces et tièdes. Petit à petit, chez les mineurs
meurtris, le souvenir de la catastrophe se fit moins vif. Sans l’oublier, ils
en parlèrent moins souvent.
A l’automne, j’entrai à l’école. Ce me fut à la fois un
dérivatif et une découverte.
Je me rappelle surtout le mélange de peur et d’excitation
que j’éprouvai le premier matin. Je me sentais à la fois pénétrée de mon importance
et remplie d’appréhension. Charles et Marie étaient venus me chercher. Nous
sommes partis tous les trois, vêtus de notre tablier de satinette noire que ma
mère avait cousu, et qu’elle avait égayé, au col et aux poignets, d’un liséré
rose pour Marie et moi. Nos nouvelles chaussures de cuir crissaient à chaque
pas. J’osais à peine bouger ma tête ; ma mère avait tellement serré mes
tresses que le moindre mouvement m’était douloureux.
Nous avons traversé le coron, puis la moitié du village, et
nous sommes arrivés sur la place. Charles nous conduisit jusqu’à la grille, puis
il nous quitta pour l’école des garçons située de l’autre côté.
Nous sommes entrées. La cour était plantée de marronniers
qui en faisaient un univers fastueux, une féerie de pourpre et d’or. Nous
foulions aux pieds un épais tapis de feuilles rousses.
Nous avons vite repéré quelques autres filles de mineurs, que
nous connaissions et avec qui nous avions déjà joué dans le coron. Nous nous
sommes rassemblées, et nous sommes restées sans bouger, sages et graves, jusqu’au
coup
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