La Religion
nous ?
– Parce qu’ils ont peur qu’on les chasse pour les tuer.
– Pourquoi on les chasse pour les tuer ?
– Parce qu’ils tuent nos moutons. Et parce que leurs peaux sont chaudes pour l’hiver. C’est pour cela que papa porte une peau de loup.
– C’est papa qui a tué le loup ? »
Kristofer l’avait effectivement tué, mais ce n’était pas une histoire pour une petite fille de cinq ans. Mattias ôta les cendres de la lame et la posa près du feu. Il savait qu’il ne devait pas ignorer Britta, mais la lame réclamait toute son attention. Il dit : « Pourquoi tu ne me chantes pas une chanson ? Comme ça la chanson fera partie de l’acier, et cette dague sera autant la tienne que la mienne.
– Quelle chanson ? Vite, Mattie, quelle chanson ? »
Il regarda son visage, la vit rougir de délice et pendant un instant il se demanda s’il ne lui avait pas voué la lame, pour toujours, du moins dans ses pensées.
« Le Corbeau », dit-il.
C’était une chanson que leur mère leur chantait et Britta avait étonné toute la famille quand, à seulement trois ans, elle en avait fredonné tous les couplets. Cette chanson parlait d’un prince changé en corbeau par une belle-mère jalouse, et de la princesse qui risquait la vie de son seul enfant pour le ramener. Si ses hauts faits étaient plutôt sombres, sa fin était heureuse, même si Mattias n’y croyait plus autant que jadis. Britta en croyait encore chaque mot. Elle commença à chanter de sa voix haute et tremblante, et ce son emplit soudain l’obscurité de la forge de son âme immaculée. Et il était heureux de lui avoir demandé de chanter car, comme son père Kristofer le lui avait dit, aucun homme ne pouvait comprendre entièrement le mystère de l’acier, et si une lame forgée durant une tempête de neige était différente d’une lame forgée au soleil – et qui pourrait jamais douter qu’il en fût ainsi ? –, alors pourquoi un son aussi doux que celui sorti des lèvres de Britta ne laisserait-il pas aussi son empreinte ?
Tandis que Britta chantait, il se consacra entièrement à la trempe finale. Il saisit les poignées des pinces et serra leurs mâchoires sur le cœur de la lame. Il en ôtait ainsi la dureté, car dureté n’est pas force. Quand le cœur fut d’un bleu sombre et dense, il travailla la poignée et la garde jusqu’à une teinte encore plus sombre. Et, à l’extrémité de la lame, il donna une trempe d’un bleu aussi pâle que le ciel du matin au nouvel an. Et tout le temps qu’il travaillait, Britta chantait sa chanson, le corbeau avait conquis le cœur de la princesse, et dans sa poitrine grandissait la certitude que son père serait fier de cette dague. Il laissa tomber les pinces surchauffées dans l’eau et prit la paire froide. Il refit le lit de charbons, étala la cendre et plaça la lame en posant sa pointe à nu sur un morceau de charbon ardent. Dès que les tranchants prendraient la teinte des cheveux de sa mère – un bronze cuivré sauvage –, il allait emporter la lame vers la rosée et son moment de vérité. Il regardait l’acier comme si sa place dans l’éternité en dépendait et il n’entendit pas le bruit que fit Britta quand elle tomba sur le sol. Il n’entendit que le silence soudain de sa chanson.
Il appela par-dessus son épaule : « Britta, ne t’arrête pas maintenant. On a presque fini. »
Et là, les teintes changeaient, grandissant comme l’or alchimique, et pourtant le silence demeurait et ses entrailles appelaient la chanson car il savait, dans tout son corps, que cette voix allait vraiment forger une lame comme aucune autre, et qu’elle appartiendrait autant à Britta qu’à lui, qu’ils avaient tous deux gravé une partie de leur âme dans le métal et que cette empreinte donnerait sa noblesse à la dague. Il s’écarta du feu, les pinces à la main, pour chercher les yeux de sa sœur.
« Nous avons presque fini ! » dit-il.
Il la vit, étalée sur le sol.
Son crâne était éclaté comme une jarre de vin brisée. Le manteau était tombé de ses épaules. Sa chemise de nuit était trempée de quelque chose de noir qui brillait comme des filets de mélasse dans ses cheveux blond pâle.
Debout au-dessus d’elle, arborant l’expression dénuée de curiosité d’un fermier qui a tué une taupe d’un coup de bêche, se tenait un jeune homme costaud, avec une fine barbe et une tête de moins que Mattias.
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