La Revanche de Blanche
s’impatiente :
— Où est papa ? Réponds-moi.
— De l’autre côté de la mer. Sur des terres vierges comme au début du monde. Là-bas, les forêts sont sans fin, les lacs à perte de vue. Des tribus d’Indiens vivent sur leurs rivages.
— Je veux y aller ! Je veux voir les sauvages !
— Le voyage dure des mois, les Iroquois mangent les petites filles toutes crues.
— Je ne te crois pas. Papa me protégera. Lis-moi sa lettre, trépigne Blanche.
Une caresse sur les pommettes de sa fille et, d’un pas léger, Émilie grimpe les trois marches du perron. Dans la grande salle aux meubles de bois miel, buffets, coffres et armoires des vieilles demeures bretonnes, le feu n’en finit pas de mourir. Émilie dispose les pivoines dans un vase en faïence de Quimper qu’elle tient de sa mère, Marie-Thérèse Le Guilvinec, morte en 1654, sans qu’on ait su où elle avait caché son magot. Oh, ça ne devait pas être grand-chose, le bas de laine d’une vieille radine, quelques piécettes, le camée de grand-mère qu’on n’a jamais retrouvé, une statuette de sainte Anne… Peut-être un petit carnet de comptes ? Paul, le père d’Émilie, préférait s’enivrer de poésie, plutôt que de vendre son vin.
Blanche s’est endormie devant l’âtre. Émilie la porte au premier dans son lit clos. Elle trace une croix sur son front, la borde, quitte la pièce, ne souffle pas la chandelle. Dans sa chambre tendue de voiles bleus, elle s’installe à son secrétaire. L’écriture a toujours été un espace de liberté, une manière d’échapper à la rigueur, à la tristesse de sa mère. Un piège aussi. « Les livres trahissent. Ils tuent, ils excitent les passions, attisent la jalousie, surtout chez ceux qui n’ont pas de talent », avait déclaré Ninon de Lenclos après le scandale de Charlotte. Ne plus y penser, se rassure Émilie : Ronan m’aime, je le crois. Elle sort d’un tiroir le carnet du poète glissé sous des rubans, embrasse la couverture de cuir souple, dit tout bas : « Tregamez 1 mon Dieu. » Le bout du nez gelé, elle trempe sa plume dans l’encrier dont elle s’est servie pour Silvia , l’histoire de cette esclave romaine qui se voyait déjà sur le Capitole, son histoire, celle d’une fille de rien qui se prenait pour une égérie.
8 juin 1658
Mon amour,
Ta lettre m’est arrivée ce matin. J’ai reconnu aussitôt ta belle écriture. Toute tremblante, je suis entrée dans l’église, loin du va-et-vient de la place. Là, sous la statue de saint Roch, je l’ai dévorée, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, des larmes de joie, des larmes contenues depuis sept ans. Sept ans à t’attendre. Sept ans, l’âge de Blanche, notre petite fille. Mon amour, j’ai eu si peur pour toi. J’ai cru que tu étais aux galères ou enfermé dans les prisons du roi – pendu peut-être ? Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais traqué par les sbires de Mazarin ? Je t’aurais caché, je t’aurais suivi. Si tu savais comme je regrette de n’avoir pas su sauter le pas. J’ai honte. Je n’aurais pas dû mettre Blanche en nourrice. La Brinvilliers m’a bernée. Notre chère petite n’a pas trop souffert. Elle reste encore fragile, à fleur de peau ; il me faut des trésors de tendresse pour apaiser ses tourments. Ne t’inquiète pas, elle a un caractère bien trempé – plus libre, plus déterminé que le mien, comme le sont les filles d’aujourd’hui. Vive, intelligente, sensible, si jolie. Elle a tes yeux, tes cheveux. Tu en seras fou. Elle te réclame souvent, elle a lu tes poèmes : ce sera une artiste, je le sens. Écris-tu toujours ? Tu as tant de talent. Le récit de tes péripéties pour fuir les soldats du roi m’a beaucoup fait rire. Je ne te savais pas mousquetaire. Tes aventures sur un navire de corsaires m’ont tenue en haleine. Est-ce vrai qu’ils font bouillir des matelots ? Je suis heureuse que tu aies trouvé un travail dans le commerce de la fourrure avec les Hurons. Ce que tu me racontes sur les tortures que subissent les jésuites me glace. En Normandie, chez les La Tour, j’ai rencontré madame Cochon, la mère de Madeleine de La Peltrie dont tu me parles. Mon cœur, figure-toi que, lorsque Arsinoé m’a annoncé qu’elle voulait me marier, j’ai voulu la rejoindre pour convertir les sauvages. Ma décision est prise. Je partirai en Nouvelle-France dès que j’aurai confié Blanche à sa marraine, mon
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