La Revanche de Blanche
devant la maison.
— Prends soin de Blanche ; je te la confie, recommande Ninon à son fils. Ne vous faites pas de souci pour moi. Françoise m’a proposé de vivre à la Cour. Je préfère garder ma liberté.
Blanche et Marquise la serrent dans leurs bras.
— Nous nous écrirons, promet la marraine. Ne prends de la vie que la fleur ; cueille la rose et laisse l’épine. Adieu, et que Dieu vous protège.
Le soleil pointe son museau. Le carrosse s’ébranle. Marquise s’endort sur les genoux de sa mère. Blanche se souvient du petit matin gris où elle quitta Locronan pour vivre à Paris. Elle avait l’âge de sa fille. Antoine la regarde avec bonté, cette bonté qui lui a tant manqué.
Le voyage est interminable, les changements de chevaux aux relais de poste, les nuits dans des auberges de fortunes, épuisants. Le soir, pour oublier la fatigue, ils partagent un râble de lapin ou un poulet à pleines mains, se délectent d’un vin blanc un peu aigre. Ils supportent tout, ils sont heureux.
Au bout d’une sente verdoyante, le clocher de Locronan apparaît dans la brume. Sur la place, des charrettes lourdes de foin brinquebalent. Assises sur la margelle du puits, des femmes courbent le dos. Les chevaux peinent à monter la côte vers le manoir Ker Guénolé. Le jardin est envahi de ronces ; les murs, les volets, couverts de lierre. Antoine force la porte. Les meubles ont été défoncés, les assiettes et les bibelots volés, les rideaux arrachés… Blanche erre d’une chambre à l’autre, à la recherche de quelque chose – elle ne sait quoi, un objet, un vestige… Sur un tas de poussière, une marionnette de cire, dans une robe mitée. Elle tire un fil blanc, la tête se balance, à gauche à droite. Vite, de plus en plus vite. Athénaïs ! La Voisin l’avait prédit. C’était elle la traîtresse. Blanche allonge la marionnette dans un théâtre miniature. Rideau.
Au village, Chipon a fermé boutique. Solen n’est plus. En sueur, le visage strié de rides, les mains noires de charbon, le maréchal-ferrant ne reconnaît pas la fille d’Émilie. À l’ombre des châtaigniers, Marquise débroussaille un chemin dans les fougères. Elle coupe des pivoines pastel. Blanche se souvient qu’enfant, elle se prenait pour Mélusine, fée perdue dans la forêt de Brocéliande. Elle fut Lisette, Daphné, Jacqueline, Albine, Clytemnestre ou Aricie. Elle ne regrette rien, elle a goûté à l’ivresse.
La Royale part pour Québec dans un mois, début août.
Il pleut sur Dieppe. Des rafales d’embruns fouettent ceux qui s’aventurent sur les quais. Les cloches de l’église Saint-Jacques sonnent le glas d’un navire abîmé en mer. Logés depuis deux semaines dans une auberge près du château aux larges tours carrées, Antoine, Blanche et Marquise scrutent le ciel. Pas une éclaircie. Sur La Royale, le capitaine Bontemps se désespère. Enfin, le 20 août, les vents tournent. Antoine part aux nouvelles. Bontemps prend la mer demain.
Les voyageurs se frayent un passage entre les marchands ambulants, les ballots de chanvre, les cargaisons, les bestiaux. Bretons, Cauchois, Picards, Normands, tous s’apprêtent à partir vers un monde meilleur. Chacun parle son patois que Blanche ne comprend pas. Dans la cohue, Antoine tient la main de Marquise. Sa Pandore sous le bras, elle se prend les pieds dans une amarre. Une file de prisonniers enchaînés se dirige vers une galère sous les coups de fouets de gardes costauds. Blanche détourne la tête. Bousculée par des mousses pieds nus, elle tente de rejoindre Antoine dont la chevelure noire surplombe la foule qui se presse vers le navire. Flanquée de deux dragons prêts à rugir face aux déferlantes, les mâts dressés vers le ciel pour mieux le défier, La Royale a belle allure. Sifflements dans les gréements, cris et chants des matelots, trompes de brume. Au sommet des haubans, à l’étroit dans sa vigie, un marin déchiffre l’horizon. Blanche joue des coudes. Emportés par le flot, Marquise et Antoine grimpent sur la passerelle. Les cloches de l’embarquement couvrent les adieux des badauds qui secouent leurs mouchoirs. Les moussaillons s’activent. Blanche franchit le gouffre qui la sépare de la coupée. Des vagues claquent. Sur le ponton, Antoine lui fait signe, court l’accueillir, lui ouvre les bras. Elle s’y précipite :
— Enfin libres, ensemble. Sans marraine, sans Athénaïs, jamais je n’aurais pu venger
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