La Revanche de Blanche
la lit, la relit.
Ma chérie,
Le voyage a été atroce. La nourriture vint à manquer. Rien que de l’eau putride et du vin vinaigré pour se désaltérer, des morues saumurées et du pain sec. La puanteur du goudron et du pétun m’a donné le mal de mer durant toute la traversée. À peine sortis de la Manche, des corsaires barbaresques tentèrent d’aborder Le Saint-Joseph. Le capitaine Bontemps dut mettre cap plein nord. Perdu dans le brouillard, le vaisseau amiral heurta un iceberg et commença à prendre l’eau. Des pirogues d’Indiens recueillirent une partie des naufragés. Deux religieuses tombèrent à la baille. Sur une embarcation de fortune, frigorifiée, j’ai vu le navire s’enfoncer lentement dans une mer parsemée de glaces de cristal. J’ai dû attendre un mois dans la rade de Tadoussac avant d’embarquer sur Le Saint-Jacques et remonter jusqu’à Québec sur les eaux grises du Saint-Laurent. Parmi la foule qui nous a accueillis, ton père est venu vers moi. Il guettait mon arrivée depuis plusieurs jours. Je l’ai à peine reconnu ; il était triste et maigre. Mais quelle joie de se retrouver après une si longue absence ! Je l’ai soigné, nourri, chéri. Rassure-toi ; il a retrouvé le goût de vivre. Il y a quelques jours, nous sommes allés à Trois Rivières, fief de trafiquants et d’Indiens. La descente en pirogue vers les îles Richelieu, le long de prairies couvertes de bleuets où paissent des troupeaux de wapitis, de bisons et d’élans fut un enchantement. J’aurais aimé que tu voies les castors, les rats musqués, les loutres lustrées qui pataugent dans des cours d’eau pure. Je me réjouis de suivre tes progrès. Écris-moi vite. Je pense à toi.
Je t’embrasse bien fort .
Maman .
Un matin de pluie, Ninon joue un air de Carissimi. Blanche a aligné ses six poupées et ses meubles miniatures sur un tapis rouge. Elle règne sur son petit monde. Pandore est son héroïne, Jules, son chevalier, Félicie, leur fille capricieuse et câline, Berthe, l’amie rivale. Elle a décrété que Pandore et Jules seraient amoureux et imaginé que, dans l’ombre, Berthe serait jalouse et offrirait à sa chère amie une pomme empoisonnée.
Blanche allonge les amants sous ses draps. Antoine s’approche du lit sur la pointe des pieds et l’attrape par la taille en hennissant un « Coucou ! » tonitruant. Tignassse brune en bataille, visage poupin, deux billes marron, le fils du marquis de Villarceaux a hérité du côté taquin de son père, amateur de plaisanteries pas toujours fines, du goût de l’aventure et de l’indolence de sa mère.
— On n’entre pas chez une dame sans frapper. Je te l’ai déjà dit, s’agace la fillette en le repoussant.
— Mes fromages, princesse, clame Antoine, mimant une révérence. Que caches-tu sous les draps ?
— Ça ne te regarde pas !
— Madame fait sa fière ?
— Si tu touches un cheveu de mes enfants, je le dis à ta mère.
— Pardon, belle donzelle. Je peux être un de tes élèves ? Je m’assiérai près de tes Précieuses et je ferai tout ce que tu me diras, se soumet Antoine.
— Alors, tu seras Pierrot : on dirait que tu es amoureux de Pandore, mais ce n’est pas toi qu’elle aime, nananère, chantonne Blanche en faisant un pied de nez.
Ninon entrouvre la porte. Enrobée à plaisir, taille fine, poitrine pigeonnante, bouche appétissante, lèvres incarnates, une fossette au menton, yeux noirs en amande pétillants, teint clair, bonnes joues cerclées de bouclettes châtain, la courtisane se meut avec une volupté qui pourrait susciter des jalousies si elle n’était mâtinée d’une bonhomie avenante, « un certain naturel qui lui donne bonne grâce », comme la décrit Mlle de Scudéry sous les traits de Clarice dans Clélie, son roman qui vient de paraître. Enjouée, spirituelle, elle est pour Sapho « une des personnes du monde les plus charmantes, et dont l’esprit et l’humeur ont un caractère particulier ». Même si son visage s’est alourdi, la Ninon de la quarantaine a conservé ce je-ne-sais-quoi de vivacité qui plaît tant : un art de s’ajuster à chacun, une voix grave qui envoûte et réjouit. Lorsqu’elle pousse la chansonnette, il lui arrive de piquer un fard, comme un trop-plein d’émotion. Sa gaieté protège un cœur tendre. Ninon est une fidèle ; elle compatit à la douleur d’autrui et garde les confidences. Un zeste mélancolique, elle connaît les
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