La Sibylle De La Révolution
totalement
déplacée en ces lieux, presque coquette avec la large ceinture qui enserrait sa
robe, le fichu drapé que les belles portaient pour faire peuple et la cocarde
qu’elle arborait dans sa chevelure avec une désinvolture quasiment
contre-révolutionnaire.
— Il est donc vrai que tu as
rencontré le citoyen Robespierre ?
— Je n’ai jamais vu d’homme
aussi couard et hébété devant une prédiction. Au moins, Danton faisait preuve
de courage. Pourquoi crois-tu qu’il prépare toutes ces cérémonies ? En honorant
l’Être suprême, il veut se rendre immortel, mais c’est chose vaine.
Le secrétaire rédacteur jeta un
coup d’œil au jeu de cartes. C’était un tarot mais plutôt que les figures
royales (débarrassées de leurs couronnes depuis la Révolution) ou les nobles silhouettes
antiques, il découvrit d’étranges images. Une maison, un arbre, des nuages, un
serpent et une femme, une faux, un renard, un ours.
— C’est avec ces momeries que
tu prétends prévoir l’avenir ? Paris grouille de charlatans de toutes
sortes. Bien peu ont réussi à sauver leur tête. As-tu seulement prédit ta
propre mort ?
Elle lui fit un clin d’œil
malicieux.
— Voilà une remarque pertinente
qui montre que tu n’es pas le bêta que j’avais cru d’abord. Je n’ai pas prévu
ma mort car l’idée même m’en paraît effrayante, mais je suis remontée assez
loin dans l’avenir pour voir que je mourrai vieille et comblée de richesses.
Ce fut au tour du jeune homme
de rire :
— Voilà qui est bien
présomptueux, que ce bon sergent oublie de mettre ta condamnation au milieu de
la pile et te voilà raccourcie !
— Tu sous-estimes mes talents.
Si je n’avais pas quelques dons, j’aurais déjà été raccourcie depuis fort
longtemps, comme tu le dis. Le Comité de salut public a trop peur que toutes
mes prédictions ne se réalisent si j’étais exécutée. Pour ce qui est de ton
maître, le cruel Vadier, même s’il joue les esprits forts, il souhaite se
servir de moi pour parvenir à ses fins.
La repartie fit réfléchir
Sénart. Il est vrai que c’était Vadier lui-même qui l’avait envoyé jusqu’ici.
Quant à la remarque de la fille sur le Comité de salut public – et donc
sur Robespierre –, elle correspondait bien à l’idée qu’il se faisait du
personnage. Brillant avocat, inflexible jusqu’à l’outrance, mais peu sûr de lui
et au fond lâche, craignant pour sa vie. Pour quelle autre raison aurait-il
fait exécuter ses opposants les plus directs ? Il la considéra un instant
et finit par lâcher :
— De tout temps, il s’est
présenté des augures, des prophétesses, des sibylles prétendant savoir lire
l’avenir. J’ai lu des choses sur le temple de Delphes et sur sa Pythie à qui
rois, généraux et peuple envoyaient des émissaires chargés d’offrandes. Et toi,
tu prétends lire l’avenir dans ces figures ridicules ?
Elle ne se formalisa pas :
— Tu as l’air de connaître tes
antiquités, reprit-elle en battant ses cartes. Tu sais donc que la plus grande
bibliothèque au monde ayant existé a été brûlée par César et ses troupes.
— La bibliothèque d’Alexandrie,
oui, j’ai lu cette histoire, mais quel rapport avec le tarot ?
Elle changea d’attitude ;
tout sourire disparut de son visage et elle prit une solennité mystérieuse.
Même dans cette prison sordide, elle parvenait à ressembler à une sibylle rien
qu’en transformant son expression.
« J’ai affaire à une
comédienne habile », se dit-il, impressionné malgré tout.
— Que dirais-tu alors, citoyen
secrétaire rédacteur, si tu apprenais qu’il existe encore de nos jours un
ouvrage des anciens Égyptiens, un de leurs livres échappé aux flammes et qui contient
l’essentiel de leur doctrine, ne serais-tu pas empressé de connaître un livre
aussi précieux, aussi extraordinaire ?
— Bien sûr que si ! Les
historiens ont beaucoup glosé sur les précieux manuscrits de la bibliothèque
d’Alexandrie qui provenaient alors de tout le monde connu.
— Et maintenant, si on te
disait que ce livre est en fait fort répandu dans une grande partie de
l’Europe, que depuis nombre de siècles il y est entre les mains de tout le
monde, bien que personne n’ait compris qu’il fût égyptien ? Que tout le
monde peut en posséder un ? Mais qu’on n’a jamais cherché à le déchiffrer,
le regardant comme un amas de figures extravagantes qui ne signifient
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