La Sibylle De La Révolution
proie.
— Allons, nous sommes assez
loin. Arrêtez-vous, vous autres !
Les hommes de main qui
actionnaient les rames stoppèrent dans un grand concert de jurons et de rires.
Tout à coup, Sénart se sentit encore plus mal à l’aise. Quelle idée démentielle
avait traversé l’esprit dégénéré de son compagnon ?
— De quelle cérémonie veux-tu
parler ? insista-t-il.
Lamberty se tourna vers lui. Il
dominait le jeune homme d’une tête et le dépassait de loin en carrure. Ses
mains semblaient faites pour manier la hache du bûcheron ou, mieux encore,
celle du bourreau avant que le rasoir national n’ait fait son apparition sur la
place de Grève. Le jeune homme resta immobile, tétanisé. D’une seule poussée,
la brute pouvait le jeter par dessus bord. Engoncé dans sa cape et son uniforme
malcommode dessiné par le peintre David, il ne pourrait se débattre que
quelques instants avant de disparaître dans l’eau huileuse qui coulait sous la
barge. Sénart ferma les yeux mais les rouvrit lorsque l’homme éclata à nouveau
de rire.
— Allons, citoyen, je t’en
réservais la surprise. Qu’on fasse venir les premiers !
Sénart vit un groupe de
geôliers se précipiter sur la foule des prisonniers entassés au milieu de la
barge. Avec force coups et jurons ils extirpèrent deux malheureux de cette
troupe de misère et les jetèrent aux pieds du bourreau.
Le jeune homme remarqua qu’il
s’agissait d’un garçon et d’une pucelle de l’âge le plus tendre. Ils avaient
été battus et n’avaient même plus la force de supplier. Ils contemplaient leurs
gardiens avec un air ébahi et terrifié. Autour, tous ricanèrent.
— Allons, c’est assez de
s’amuser ! Préparez-les, bande de chiens galeux, nous devons avoir fini
avant l’aube.
À la grande surprise de Sénart,
les hommes de main arrachèrent les vêtements des deux condamnés. Il les vit
nus, la chair tremblante à la lueur incertaine des fanaux.
— Liez-les, ordonna Lamberty.
Ils furent vite couverts de
cordes, les maintenant solidement l’un contre l’autre.
Sénart avança d’un pas.
— Que vas-tu faire,
maudit ?
Mais un regard de Lamberty le
fit reculer.
— Ce que je vais faire ?
Mais je suis un bon citoyen, moi, et bon serviteur de la République. En vertu
des pouvoirs qui m’ont été conférés, je vais célébrer ici-même en bonne et due
forme le mariage républicain de ces deux tendrons !
Puis il se retourna vers ses
victimes toujours attachées l’une à l’autre au point qu’elles pouvaient à peine
respirer :
— Au nom de la République, je
vous déclare mari et femme !
Et, avec un rire affreux, il
les poussa par-dessus bord. Un instant, Sénart croisa le regard de la jeune
fille. Un moment, peut-être, avait-elle cru qu’une intervention allait arrêter
le supplice. Juste avant de couler à pic il la vit ouvrir la bouche comme pour
crier quelque chose à son intention. Mais elle disparut immédiatement,
recouverte par l’eau glacée.
— Qu’on amène les
suivants !
Cela dura tout le reste de la
nuit. L’imagination dépravée de Lamberty n’avait aucune limite. Sans cesse, il
imposait les postures les plus obscènes aux hommes et aux femmes qu’il liait
indissolublement l’un à l’autre. Il les forçait à mimer des scènes de débauches
avant de les jeter à l’onde. Les gardes riaient à leur tour et buvaient
affreusement l’alcool que leur fournissait leur maître. Deux par deux, les
prisonniers disparaissaient dans la Loire qui les recouvrait très vite comme un
linceul noir et glacial. Sénart, fasciné et horrifié à la fois, ne pouvait
s’empêcher de regarder. Il y avait là de braves mères de famille, des fillettes
d’à peine onze ans, des garçons du même âge, des femmes enceintes, des
vieillards. À chacun Lamberty trouvait sa chacune, et les jetait à l’eau après
avoir célébré leur mariage républicain.
Les victimes, nues et
tremblantes, imploraient Sénart avec un affolement mêlé d’espoir. Alors, il
comprit : au lieu des rudes tenues de sbires portées par les bourreaux,
lui seul avait endossé l’uniforme républicain. La veste bleue, le haut bicorne
orné d’une aigrette bleu, blanc, rouge, l’ample cape, la rosace et la ceinture
tricolore. À bord de cette embarcation encore plus abjecte que la barque de
Charron, il était la République, symbole de l’ordre, de la raison et des vertus
qu’elle représentait, mais il restait impuissant
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