La Sibylle De La Révolution
jeune homme sentait la
nausée l’envahir. Petit à petit, les images écarlates emmagasinées au troisième
étage de cette demeure bourgeoise lui revenaient. Mais l’autre en face
l’observait. Il ne devait montrer aucune faiblesse.
Il prit donc son verre. Le vin
était plutôt plaisant, le citoyen Vadier avait du goût et assez d’influence
pour se faire servir autre chose que de la piquette, même dans un estaminet de
quartier.
— Il est bon, répondit-il
simplement.
Son interlocuteur
approuva :
— Tout à fait, citoyen, tu as
le palais connaisseur, autant que tes yeux si j’ai pu en juger là-haut.
Gabriel-Jérôme se rembrunit
immédiatement : le conventionnel et membre fondateur du Comité de sûreté
générale en venait directement au but.
— J’ai voulu te montrer cette
scène avant qu’elle ne soit dénaturée par les gardes nationaux, la foule, les
curieux et tout ce qui s’ensuit. L’accès en sera bien sûr interdit aux
gazetiers mais tu sais combien ils sont retors et se glissent partout. Nous
vivons une époque d’incertitude, citoyen, et chaque événement sortant de
l’ordinaire doit faire l’objet d’un examen très attentif. Nul ne sait ce qui se
cache derrière cette mise en scène macabre, mais les implications de ce meurtre
pourraient bien être politiques.
— Mais alors, le Comité de
salut public doit être avisé ! s’écria Sénart.
Vadier lui fit un geste
d’apaisement :
— Il ne s’agit pas là d’une
priorité. Laissons le Comité s’occuper de l’approvisionnement des armées de
l’Ouest et de la préparation de la fête de l’Être suprême.
— S’il s’agit d’une affaire
politique, pourquoi m’avoir choisi, moi ? Je n’ai fait jusqu’ici que
rédiger des rapports et…
Le conventionnel se pencha et
murmura avec un sourire qui n’augurait rien de bon :
— Peu de gens savent qu’avant
que le tyran ne soit renversé tu avais épousé une de ses filleules. Tu ne
souhaites pas que cette nouvelle soit divulguée, n’est-ce pas ?
Sénart déglutit avec
difficulté. Avant la Révolution, il avait épousé une fille de petite noblesse
que le roi avait effectivement accepté de prendre sous sa protection. Ses idées
politiques à lui et son implication dans la justice révolutionnaire les avaient
séparés, mais cette vieille histoire – ils étaient alors presque des enfants
– continuait de le poursuivre.
Vadier reprit d’un ton plus
cordial :
— J’avais besoin d’un
observateur avisé et attentif. Qui plus est, quelqu’un qui me soit d’une
parfaite fidélité. Tu vas enquêter sur cette affaire.
Gabriel-Jérôme eut un mouvement
de découragement :
— Je n’ai jamais mené
d’enquête ! Je n’ai fait que rédiger des rapports, quelques missions
d’inspection dans les départements de l’Ouest et c’est tout.
— Tu as montré tout à l’heure
un sens de l’observation tout à fait opportun. Tu as bien vu ce qu’il y avait
d’étrange dans cette scène de crime, dépassant l’horreur initiale éprouvée sur
le seuil de la porte.
Sénart tentait depuis tout à
l’heure de remettre de l’ordre dans ses pensées, sans grand succès.
— En vérité tout ceci est
tellement étonnant et atroce.
— Résume les faits le plus
simplement possible.
Il prit une profonde
inspiration, but un peu de vin et commença :
— Cet homme qui semble être un
citoyen aisé, mais en mauvaise passe, travaillait dans son cabinet et ce depuis
un certain temps, comme le montre la bougie presque entièrement consumée posée
sur un coin de la table. Un… homme, je ne sais pas encore si on peut désigner
l’assassin sous ce vocable, s’est introduit dans la pièce, qui était fermée de
l’intérieur, par une petite fenêtre après avoir escaladé un mur haut de
plusieurs dizaines de pieds et qui présente très peu d’aspérités. Pour une
raison inconnue, et faisant preuve d’une force démentielle, il a tué le pauvre
homme en lui arrachant les membres un par un. Ensuite, il a posé le tronc sur
la table, mis un fascicule écrit en anglais sur sa poitrine et disposé les
membres dans un ordre étrange mais certainement concerté, avant de disparaître
vraisemblablement par le même chemin. Les cris de la victime ont alerté les
voisins, qui ont prévenu la garde nationale, mais trop tard.
Vadier hocha la tête.
— Voilà un bon résumé de
l’affaire telle que tu pourras la porter sur ton rapport. N’y
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