La Sibylle De La Révolution
devinait qu’il avait vu sa mort en face. L’homme était encore
vivant lorsqu’il avait subi ces affreuses mutilations. D’ailleurs, sans cela,
le sang n’aurait pas jailli de cette manière, en longs jets qui avaient même
souillé le plafond.
— On lui a coupé les membres.
J’ignore comment, mais on ne s’est pas servi d’une lame. C’est comme si on les
lui avait arrachés.
— De quelle manière, selon
toi ?
Il examina plus attentivement
les bras et les jambes.
— Je ne sais pas. L’homme
n’avait pas les mains liées, je ne vois de meurtrissures ni aux poignets ni aux
chevilles. Pas de traces de pinces ou de quelque autre outil. C’est comme si
celui qui avait fait cela ne s’était servi que de ses mains nues.
— Bien, autre chose à
dire ?
Vadier parlait sur un ton
détaché et un peu sec, comme s’il se trouvait à la tribune de la Convention et
donnait des ordres aux assesseurs.
— Oui, il y a quelque chose
d’étrange dans la manière dont on a disposé ses membres.
Les jambes étaient placées sur
la poitrine du cadavre et formaient un angle d’environ trente degrés. La pointe
vers le haut. Les bras avaient été arrangés par-dessus dans un angle similaire
mais inversé, la pointe vers le bas.
— Étrange, en effet.
— Sous les membres, je vois une
brochure.
— Prends-la, je te prie.
C’est avec répugnance, et en se
protégeant à l’aide d’un mouchoir, que Sénart souleva une jambe pour s’emparer
de la liasse de feuillets maculés de sang. Un bras tomba avec un bruit spongieux.
Pendant un instant, il crut qu’il allait se mettre à vomir lui aussi mais il se
reprit.
— De quoi s’agit-il ?
Sénart tenta de lire. La
plupart des caractères étaient illisibles à cause du sang mais il put tout de
même déchiffrer le titre.
— The
constitution of the free masons of 1723.
— Évidemment, laissa tomber
Vadier d’une voix sourde. Citoyen, ce symbole te rappelle-t-il quelque chose ?
Il traversa la pièce en prenant
soin de ne poser le pied que là où il y avait le moins de sang et prit un objet
sur les rayonnages de la bibliothèque. C’était une sorte de médaillon sur
lequel étaient représentés un certain nombre d’éléments disparates : deux
colonnes, le soleil, la lune, et surtout, au milieu, deux objets.
Un compas et une équerre.
Sénart poussa une exclamation
étouffée :
— Mais c’est exactement ainsi
que…
— Exact, conclut le
conventionnel en reposant le médaillon. L’assassin a disposé les membres de sa
victime à la manière d’un compas et d’une équerre. Maintenant, va voir à la
fenêtre et dis-moi comment il a pu partir.
Le jeune homme contourna le
bureau et enjamba le bras qu’il avait fait tomber. La fenêtre était étroite, en
forme d’ogive. Comme il l’avait remarqué plus tôt, le grillage en avait été défoncé
de l’extérieur. L’occupant des lieux avait dû être surpris par l’intrus et
n’avait même pas eu le temps de se précipiter sur le palier. Tout s’était sans
doute passé très vite.
Il se pencha à la
fenêtre : le vide.
Le mur descendait à pic sur une
vingtaine de pieds. Les aspérités qui auraient pu aider à l’escalade étaient
rares et le crépi régulier. On n’avait pas pu lancer une corde, d’ailleurs, en
bas, on n’apercevait que les toits branlants des masures du quartier, lesquels
n’auraient certainement pas pu soutenir le poids d’un homme.
Pourtant, il remarqua des
traces rouges sur l’encoignure. Puis sur le mur en contrebas. Pas de doute,
l’assassin encore souillé par le sang de sa victime était parti par là. Mais
comment un être humain avait-il pu escalader un tel à-pic et en redescendre ?
Sénart secoua la tête :
— C’est invraisemblable, même
le plus agile des acrobates ne pourrait utiliser ce chemin.
— Judicieusement observé,
approuva Vadier. Viens maintenant, mon ami. Cette pièce nous a appris tout ce
que l’on pouvait en espérer. Nous trouverons bien une taverne en bas.
Sénart s’assit devant le
conventionnel. L’homme enleva son chapeau orné d’un galon tricolore, et essuya
d’un geste élégant la poudre qui s’y était déposée avant de le placer avec une
infinie délicatesse sur la table devant lui.
Il huma avec une sorte de
condescendance un peu dédaigneuse le verre de vin que lui apporta l’aubergiste
mais en but néanmoins une large gorgée avant de le reposer.
— Tu ne bois pas,
citoyen ?
Le
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