Lacrimae
neuve-ville de Carcassonne, à l’auberge du Cochon-Vert, Héritier a croisé le chemin d’une échauffeuse 1 qui semblait moins sotte que les autres. Une jolie brune aux yeux bleus, la belle affaire ! Héluise Fauvel ne doit certes pas être la seule donzelle de cette description, messire. D’autant qu’il faudrait qu’elle soit bien nigaude pour se pavaner en public, dans un appareillage 2 fort léger, pour ne pas dire indécent, à ce que je lis… « Avec les nichons 3 presque dénudés »… alors qu’elle se doute que tous la recherchent.
Un sourire, entre dépit et amusement, étira les belles lèvres du templier qui ajouta :
— Mon sentiment, messire de Nogaret ? Une fausse piste lointaine. Héritier le sait. Il espère ainsi vous extorquer un supplément de bourse. Dans sa manière.
— Je hais les petits vauriens, feula M. de Nogaret.
À tels maîtres, tels espions, songea Plisans. Il tergiversait encore. Pour la sauvegarde d’Héluise, que convenait-il de révéler ? Que Foulques de Sevrin avait resserré ses recherches en Normandie et en Perche, ainsi que le lui avait appris un de ses frères templiers qu’il avait chargé de surveiller l’évêque d’Alençon ?
Nogaret possédait des moyens presque illimités, largement plus efficaces que ceux de l’évêque. S’il savait où elle se terrait, le conseiller du roi pourrait retrouver la jeune femme fort vite. Mais quel sort lui destinerait-il alors ? Plisans n’avait aucune confiance en Nogaret. À l’exception d’une certitude : il servait le roi Philippe le Bel avec autant de dévotion que Dieu. S’il fallait, pour plaire à son souverain, livrer une donzelle à la torture, il n’hésiterait pas.
Non, mieux valait que les hommes du conseiller se promènent jusqu’à ce qu’Héluise tombe entre bonnes mains.
— À la vérité, messire, je crois que cet Héritier vous la baille belle. Il justifie l’argent que vous lui offrîtes d’informations de comédie et tente de vous en tirer un peu plus. Il traîne ses chausses de droite et de gauche, se soûle, trousse les filles de nord en sud, son plaisir que vous payez grassement. En échange, il vous livre de petites informations sans intérêt, pour ne pas dire d’invention, afin que vous ne perdiez pas patience et ne coupiez pas les cordons de la bourse. Il s’agit d’un petit gredin sans honneur. Pourquoi donc en attendre de l’honneur ? Cela étant… son idée de se rapprocher de la frontière du royaume espagnol n’est pas dépourvue de jugeote. Bah, sa voyouterie ne serait pas si efficace s’il était bête ! À la place d’Héluise Fauvel, je tenterais de franchir une frontière.
Nogaret croisa ses mains sèches et jaunes comme un parchemin sur le devant de sa longue robe terne de légiste et serra les lèvres. Il dériva quelques instants dans ses pensées puis admit :
— Hugues, mon cher Hugues, vous avez grand raison. Je franchirais moi aussi une frontière. Nous devons l’en empêcher. Pour son bien. Qu’irait-elle faire en royaume d’Italie ou d’Espagne où elle ne connaît personne ? Nous devons, en toute charité chrétienne, lui offrir notre protection.
Plisans hocha la tête, le visage impavide, se demandant lequel des deux serait pire, de l’Inquisition ou de M. de Nogaret. Sa conscience avait tranché. Il avait décidé des mois auparavant qu’il ne serait jamais traître à son Ordre, et surtout pas à Dieu. Mentir au conseiller du roi prenait donc des allures d’anecdote de peu d’importance. Tout comme sa vie, s’il venait à être démasqué.
— À l’évidence, messire. Je pense que nous devons concentrer nos efforts aux frontières.
Pendant ce temps, quelques-uns de ses frères suivraient les hommes de Foulques de Sevrin, l’évêque d’Alençon. Celui-ci connaissait Jehan Fauvel, il connaissait Héluise. Si quelqu’un pouvait s’en rapprocher, c’était lui. Nogaret avait en tête une donzelle aux abois, réagissant comme telle. Au contraire, Foulques l’avait vue grandir en profitant de l’enseignement de son père.
1 - Entraîneuse.
2 - Habillement.
3 - De nicher, le terme n’est en rien grossier à l’époque.
LIV
Saint-Denis-d’Authou, novembre 1306
L e frusquin de dame Ivine et celui d’Aude avaient été vite serrés 1 . Ivine ne voulait conserver aucun souvenir de ce qu’elle nommait ses années d’agonie à Saint-Denis-d’Authou. Les deux femmes n’emportaient qu’un nécessaire
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