Lacrimae
J’aurais dû insister. Lui parler. Peut-être alors serait-il rentré avec moi plutôt que de s’enfoncer dans les bois… peut-être serait-il toujours bien vif !
— Merci, mon frère… merci de votre confidence… vous n’êtes en aucun cas coupable…
Druon n’eut pas le temps de terminer sa phrase, l’autre s’était enfui en direction de la porterie ouverte entre le grenier et le pressoir.
Courbé vers le sol de gros cailloux, flanqué d’Huguelin, le jeune mire avança vers l’endroit que venait de désigner le boursier.
Soudain, il se figea. Une pierre avait attiré son regard. Il la ramassa et l’étudia. Sur sa facette protégée de la pluie par les autres caillasses, une longue larme épaisse et brunâtre. Du sang.
Et Druon n’eut nul doute qu’il s’agissait de celui du jeune moine. L’élément qui lui manquait pour conclure.
Réfléchissant à haute voix, il marmonna :
— La douleur a dû être effroyable, suffocante. Il n’a pas pu la lancer loin. Ils élèvent surtout des carpes 2 …
— De quoi parlez-vous ? voulut savoir Huguelin, perdu.
Druon se pencha au-dessus de l’eau, sourd à la question de son apprenti qui le vit remonter sa manche et plonger la main. Il tâtonna durant de longues secondes, allongeant le torse, se trempant l’épaule et la ressortit, pour l’ouvrir paume vers le ciel. Huguelin distingua quelques gros graviers, dont certains plus blanchâtres et d’étrange forme allongée. Soudain, il comprit. Les yeux exorbités, il chuinta :
— Doux Jésus… des… des phalanges, non ? De main… humaine… On lui a… on lui a tranché la main céans…
Un chagrin intense envahit Druon, qui crut percevoir les dernières affres du pauvre Étienne. Son déchirement, son infini désespoir. Druon se laissa tomber à genoux, sentant à peine la morsure des cailloux, pour une brève et muette prière à l’âme du gentil semainier. Le moine n’avait pu supporter d’avoir été grugé, certain d’avoir trahi, même involontairement, son ordre, cet ordre pour lequel il se dévouait corps et âme.
— Non. « On » ne lui a rien fait. Il s’est puni, sans doute parce qu’il venait de découvrir l’ignoble fraude de Martin Borée. La substitution d’une Sainte Larme, par la vile fabrication du mercier. J’ignore de quelle manière Étienne l’a compris et je doute que nous l’apprenions un jour, pas plus que le rôle réel de ce marchand italien, ce Luigi Cappelli. Complice ou dupe ? Je pencherais pour le premier. Sans son aide, Borée n’aurait pu mettre la main sur la relique authentifiée.
D’une petite voix plaintive, Huguelin insista :
— Je ne vous comprends guère, mon maître. Je vous sens soudain si égaré, si triste. De grâce, éclairez-moi.
Lorsque Druon tourna le regard vers lui, Huguelin se noya dans son bleu intense, troublé par l’onde humide des pleurs retenus, et faillit fondre en larmes lui aussi. Druon revint au présent, au bord de l’étang, et d’une voix plus ferme expliqua :
— La tache de sang au bas de la robe d’Étienne. Elle me tracassait, à ton instar. Étienne a donc éventé l’odieuse supercherie et s’est rendu compte qu’il avait fait acheter par son abbaye chérie – contre une véritable fortune – une fausse Sainte Larme. A-t-il tenté d’acculer Borée, a-t-il voulu se confier au seigneur abbé ? Je l’ignore. Toujours est-il que son désespoir l’a emporté. Il en est venu à se convaincre qu’il était une sorte de voleur. Ou alors, le meurtre, peu de temps avant, de Borée lui a donné une idée. Car Étienne était de grande piété. La perspective qu’on refuse un enterrement chrétien à sa dépouille de suicidé lui semblait intolérable. Son existence entière se résumait à sa foi, à son appartenance à l’ordre de Tiron. Avec son coutelas, il s’est tranché la main ici et l’a jetée aux carpes, sachant qu’elles en feraient festin. Imagine… Imagine l’épouvantable souffrance qu’il s’est infligée. Il a contenu l’hémorragie en bandant sa main avec le bas de sa robe et a couru jusqu’à la forêt. Là, affaibli, il s’est assis au pied de l’arbre et a coincé le coutelas entre le tronc et son dos. Puis, il s’est appuyé de toutes ses forces sur la lame. C’est pourquoi j’ai retrouvé cette sorte de cicatrice oblongue dans l’écorce, pour cela que nous n’avons remarqué de sang que derrière son dos. De fait, nous avions bien un
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