L'affaire de l'esclave Furcy
tour, elle avait entrepris d’apprendre la lecture à son petit
frère, qui y prenait plaisir. L’élève avait dépassé le maître,
Furcy écrivait remarquablement bien — en cachette. Il aimait
lire, aussi. Sa plume, son style rendaient envieux de nombreux
notables. Célérine en était fière. La nuit, Constance se ménageait un peu de temps pour elle
avant que la fatigue ne l’oblige à s’allonger. Cela ne durait
guère plus d’une heure. Elle lisait souvent la Bible que lui
avait laissée sa mère, un cadeau de Mlle Dispense. Et tous les
samedis, elle se plongeait dans La Gazette de l’île Bourbon. Ce soir-là, elle avait décidé de mettre un peu d’ordre dans la
malle laissée par sa mère. Il y avait de nombreux numéros de La Gazette de l’île Bourbon. Mais c’est un petit bout de papier
qui attira son regard. Il contenait une vingtaine de lignes, tout
au plus. Un tampon lui donnait un air officiel. C’était un acte d’affranchissement dans lequel figurait le
nom de sa mère. Ayant été requis par madame veuve Routier de lui accorder
l’affranchissement de la nommée Madeleine, Indienne, âgée
de trente ans, son esclave, en reconnaissance des bons services qu’elle lui a rendus, et pour remplir l’engagement qu’elle
a contracté en France de procurer la liberté à ladite Madeleine qui ne lui a été donnée qu’à cette condition. Vu la requête
à nous présentée le 3 de ce mois, par laquelle la requête offre
d’accorder à ladite Madeleine une pension de 600 livres et les
vivres, pour qu’elle ne soit point à charge à la colonie. Nous,
en vertu des pouvoirs à nous donnés par Sa Majesté, avons
accordé et accordons la liberté à la nommée Madeleine,
Indienne, la déclarons à tous et à chacun libre. Voulons qu’elle
soit reconnue telle en toutes occasions, pour par elle jouir et
user des droits privilèges et prérogatives de personnes nées de
condition libre ; sans qu’elle puisse être pour ce troublée ou
inquiétée par qui que ce soit. Saint-Denis, 6 juillet 1789. « Ce n’est pas possible, ce doit être une erreur », avait été la
première pensée de Constance. Sans doute la fatigue lui faisait-elle lire n’importe quoi. Elle se reprit, puis relut plus lentement pour être sûre de ne pas rater le moindre mot. Constance fut prise de vertige, des milliers de pensées se
bousculèrent dans sa tête. Plus de vingt-huit ans que sa mère
avait été affranchie. Vingt-huit ans ! Et elle était morte comme
une esclave, sans une tombe pour la protéger, ni un nom de
famille. Constance ne savait plus à qui en vouloir. À cette
dame Routier ? À Joseph Lory, l’ignorait-il ? À sa mère, et ses
silences ? Comme guidée par une force invisible et un étonnant
sang-froid alors qu’elle aurait dû s’effondrer, la femme
retrouva ses esprits. « Si ma mère était libre, alors Furcy l’est
aussi », se dit-elle. Épuisée, elle écarta tout d’abord les nombreux autres documents, puis elle se ravisa, et ce qu’elle découvrit ajouta à sa stupeur. Elle tomba sur un ensemble d’une quarantaine de pages rassemblées en vue de l’affranchissementde Furcy. Le dossier datait de 1809... Il semblait bien argumenté. Ce dossier-là, c’était Madeleine qui l’avait patiemment
constitué. À un moment, elle avait bien cru réussir à donner la
liberté à Furcy. C’était tout le but de sa vie sacrifiée. Durant
des années, elle avait essayé, elle s’était battue contre Routier
et Lory, puis, contre des avocats et contre un notaire qui l’avait
escroquée. C’était ce qui l’avait tuée, tous ces combats en vain.
Car, juste avant de mourir, sa maîtresse, Mme Routier, dans un
moment de repentir lui avait confessé avoir promis à Dieu et à
Mlle Dispense de l’affranchir. Sur son lit des dernières heures,
elle avait demandé à son héritier de tenir cet engagement pour
elle, c’était sa dernière volonté. Madeleine avait alors consulté un homme de loi qui l’avait
informée que, selon la réglementation, Joseph Lory lui devait
dix-neuf ans d’indemnités — « des arrérages », selon son
expression — pour avoir été maintenue en esclavage alors
qu’elle était libre depuis 1789. Forte de cette information, la mère de Furcy était allée
voir Lory en lui disant qu’elle était prête à abandonner ces
dix-neuf années d’indemnités à condition que son fils soit
libre. Joseph Lory l’avait repoussée violemment, il avait
menacé
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