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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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bureaux au-dessus du trust des Alcools, au-dessus du syndicat des Pelleteries de Karélie, à côté de la représentation des Cotons de l'Ouzbekistan, seul il connaissait à fond les dix-sept catégories de salaires et traitements, plus les sept modes de rémunération du travail aux pièces, les combinaisons du salaire de base avec les primes à la production, l'art des reclassements et des augmentations nominales qui n'entament en rien le budget global des salaires… On lui disait : « Romachkine, le directeur vous prie de préparer l'application de la nouvelle circulaire de la commission du plan conforme à la circulaire du Comité central du 6 janvier, en tenant compte de la décision de la conférence des trusts du textile, vous savez ? » Il savait. Son chef de bureau, un ancien ouvrier casquettier, membre du parti depuis l'autre printemps, ne savait rien : pas même compter, mais on le disait lié au service secret (surveillance du personnel technique et de la main-d'œuvre). Ce fonctionnaire prenait une voix d'autorité : « Vous avez compris, Romachkine ? Pour demain cinq heures. J'assiste à la séance de la direction. » Les bureaux se dressaient au-dessus de l'impasse Saint-Barnabé, dans la troisième cour d'un immeuble en briques rouges aux fenêtres plus larges que hautes ; des arbres chétifs, à demi tués par les gravats d'une démolition poussaient sous la fenêtre un feuillage émouvant.
    Romachkine procédait aux calculs ; et il se trouvait que l'augmentation de 5 % du salaire de base publiée par le Comité central, combinée avec des reclassements de travailleurs de la 11e catégorie, ramenés à la 10e et d'autres, passés de la 10e à la 9e, afin d'améliorer la condition des moins payés, ce qui est équitable et conforme à la directive du Conseil des syndicats – aboutissait à une réduction du fonds global des salaires de 0,5 %, selon l'interprétation maxima… Or les ouvriers des deux manufactures gagnaient entre 110 et 120 roubles ; l'augmentation des loyers devenait applicable en fin de mois. Romachkine, tristement, fit recopier à la machine ses conclusions. Il refaisait de ces opérations tous les mois, sous différents prétextes, mettait à jour ses tableaux explicatifs pour la comptabilité, attendait qu'il fût cinq heures moins le quart, pour se laver les mains, lentement, en chantonnant tout bas « tra-ta-ta-ta, tra-ta-ta » ou « mmmmm hmm » comme bourdonnerait une abeille mélancolique… Il dînait vite au réfectoire d'entreprise en lisant l'article de tête du journal, qui disait toujours de la même voix administrative que l'on était en marche, en plein progrès, en plein essor, incomparablement, victorieusement, malgré tout, pour la grandeur de la République, le bonheur des masses laborieuses, témoin les deux cent dix usines ouvertes en un an, l'éclatant succès du stockage des céréales et…
    « Mais moi, se dit un jour Romachkine, en avalant sa dernière cuillerée de semoule froide, je pressure la misère. »
    Les chiffres l'attestaient. Il perdit sa tranquillité. Tout le mal vient de ce que l'on pense, ou plutôt de ce qu'il y a en vous un être qui pense à votre insu puis tout à coup émet dans le silence du cerveau une petite phrase acide, insupportable, après laquelle on ne peut plus vivre comme auparavant. Romachkine fut terrifié de cette double découverte : qu'il pensait et que les journaux mentaient. Il passa des soirs à refaire chez lui des calculs compliqués, confrontant des milliards de roubles-marchandises à des milliards de roubles nominaux, et des tonnes de blé à des masses d'êtres humains. Feuilleta les dictionnaires des bibliothèques aux articles Obsession, Manie, Folie, Aliénation mentale, Paranoïa, Schizophrénie, conclut qu'il n'était ni paranoïaque, ni cyclo-thymique, ni schizophrénique, ni névrosé, mais tout au plus atteint, à un degré faible, de dépression hystéro-maniacale. Cela se traduisait par une hantise des chiffres, une propension à détecter le mensonge en toutes choses, une idée presque fixe qu'il redouta de nommer tant elle était sacrée, dominant les troubles de l'esprit, dévastant les mensonges – une idée qu'il fallait sans cesse avoir présente en soi ou l'on ne serait plus qu'une pauvre petite canaille, sous-homme appointé pour rogner le pain des autres, cloporte niché dans la bâtisse en briques des trusts… La justice était dans l'Évangile, mais l'Évangile c'était la superstition

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