L'âme de la France
n'écrit pas dans les journaux, il ne peut enseigner – l'Église est là pour le lui interdire –, il remâche sa révolte. Il se souvient des espoirs nés en février 1848 et noyés dans le sang des journées de juin. Il rêve à de nouvelles journées révolutionnaires qui lui permettraient de prendre sa revanche.
On voit ainsi s'opposer deux France complémentaires mais antagonistes.
Une France « officielle », adossée aux pouvoirs de l'État, qui cherche dans l'Église, l'armée, la police, la censure, les moyens de contenir l'autre France.
Celle-ci est minoritaire, souterraine, juvénile, conduite parfois par le sentiment qu'elle ne peut rien contre la citadelle du régime à une sorte de rage désespérée.
L'hypocrisie du pouvoir, qui masque sa corruption et sa débauche sous le vernis des discours moralisateurs, révolte les « vieux » républicains révolutionnaires – ils avaient, pour les plus jeunes, une vingtaine d'années en 1848. Ils sont rejoints par des éléments des nouvelles générations, « nouvelles couches » elles aussi républicaines.
Mais, jusqu'aux années 1860, le pouvoir semble enfermé dans son autoritarisme. C'est Thiers qui, en 1864, parle au Corps législatif des « libertés nécessaires ».
Il reste aux opposants à s'enivrer, à vivre dans la « bohème », à clamer leur athéisme, leur anticléricalisme, leur haine des autorités.
Mais ils sont le pot de terre heurtant le pot de fer.
Car la France se transforme, et son développement sert le second Empire.
C'est sous Napoléon III que le réseau ferré devient cette toile d'araignée de 6 000 kilomètres qui couvre l'Hexagone.
C'est durant cette période que la métallurgie – et le Comité des forges, où les grandes fortunes se retrouvent – augmente ses capacités. Houillères et sidérurgie dressent pour plus d'un siècle leurs chevalets, leurs terrils et leurs hauts-fourneaux dans le Nord, au Creusot, en Lorraine.
C'est le second Empire qui dessine le nouveau paysage industriel français, qui trace les nouvelles voies de circulation, en même temps qu'ici et là des progrès sont accomplis dans l'agriculture.
Les traités de libre-échange contraignent les industriels français à se moderniser.
Et c'est une fois encore l'État qui donne les impulsions nécessaires, qui soutient le développement du système bancaire.
Vallès écrira : « Le Panthéon est descendu jusqu'à la Bourse. »
Car l'argent irrigue la haute société et ses laudateurs (journalistes, écrivains), ses alliés (banquiers, industriels), ses protecteurs (les militaires, les juges), ses parasites (les corrompus).
Le visage de Paris se transforme : Haussmann perce les vieux quartiers, crée de grands boulevards qui rendront difficile à l'avenir la construction de barricades.
Et chaque immeuble construit sur les ruines d'une vieille demeure enrichit un peu plus ceux qui, avertis parce que proches du pouvoir, anticipent les développements urbains.
Le modèle français se trouve ainsi conforté.
Le pouvoir personnalisé est entouré de ses courtisans et de ses privilégiés.
Centralisé, autoritaire, il préside aux bouleversements économiques et sociaux qu'il encadre. Et la richesse nationale s'accroît.
On fait confiance à cet État qui maintient l'ordre : les emprunts lancés sont couverts quarante fois !
Structure étatique et fortunes privées, pouvoir et épargne, se soutiennent mutuellement.
Quant aux pauvres, aux salariés, aux « misérables », aux « ouvriers » – Napoléon III se souvient d'avoir écrit et voulu L'Extinction du paupérisme –, ces humbles obtiennent quelques miettes au grand banquet de la fête impériale.
C'est la particularité d'un pouvoir personnel issu d'un coup d'État, mais aussi du suffrage universel, de n'être pas totalement dépendant des intérêts de telle ou telle couche sociale.
Napoléon III va accorder en 1864, dans un cadre très strict, le droit de grève.
Dès 1862, il a permis à une délégation ouvrière de se rendre à Londres à l'Exposition universelle, d'adhérer à l'Association internationale des travailleurs à l'origine de laquelle se trouvent Marx et Engels.
Ces ouvriers peuvent faire entendre leurs voix dans le « Manifeste des 60 » sans connaître la prison de Sainte-Pélagie (1864).
Ainsi s'esquisse, toujours en liaison avec l'État – et dans le cadre de sa stratégie politique –, une nouvelle séquence
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