L'âme de la France
par la majorité des Français. Les slogans proférés dans la capitale ne reflètent pas l'état d'âme du reste de la France.
On est partout patriote. On part donc faire la guerre. Mais on n'est pas belliciste.
C'est plutôt la tristesse et l'angoisse qui empoignent la masse des Français.
Ceux qui, pacifistes intransigeants, partisans de la grève générale, s'opposent à la guerre sont une minorité isolée. Le gouvernement n'a pas à sévir contre les révolutionnaires, les syndicalistes, ceux qui hier se déclaraient contre la guerre. Les socialistes s'y rallient.
« Ils ont assassiné Jaurès, nous n'assassinerons pas la France », titre même un journal antimilitariste.
Jules Guesde (1845-1922), le « marxiste » du Parti socialiste, qui accusait Jaurès de modérantisme, devient ministre.
C'est donc l'« union sacrée » de tous les Français.
La République rassemble la nation, condition nécessaire de la victoire.
56.
La Grande Guerre qui commence en 1914 est l'ordalie de la France, et donc de la III e République qui la gouverne.
L'épreuve, qu'on prédisait courte, de quelques semaines, va durer cinquante-deux mois.
Le 11 novembre 1918, quand, le jour de l'armistice, on dressera un monument aux victimes, on dénombrera 1 400 000 tués ou disparus (10 % de la population active), 3 millions de blessés, dont 750 000 invalides et 125 000 mutilés.
Sur dix hommes âgés de 25 à 45 ans, on compte deux tués ou disparus, un invalide, trois handicapés.
Si l'on recense les victimes par profession, on relève que la moitié des instituteurs mobilisés – les « hussards noirs de la République », officiers de réserve, ont encadré leurs anciens élèves – ont été tués.
Polytechniciens, normaliens, écrivains – d'Alain-Fournier à Péguy – et surtout paysans et membres des professions libérales ont payé leur tribut à la défense de la patrie.
Durant toute la guerre, une large partie du territoire – le Nord et l'Est –, la plus peuplée, la plus industrielle, a été occupée.
En septembre 1914, la pointe de l'offensive allemande est parvenue à quelques dizaines de kilomètres de Paris, et en août 1918 la dernière attaque ennemie s'est rapprochée à la même distance de la capitale.
Des offensives de quelques jours, lançant les « poilus » en Champagne, au Chemin des Dames (en 1915, en 1917), ont coûté plusieurs centaines de milliers d'hommes.
29 000 meurent chaque mois en 1915 ; 21 000 encore en 1918.
La France a été « saignée », et c'est son meilleur sang – le plus vif, parce que le plus jeune – qui a coulé durant ces cinquante-deux mois.
Qui ne mesure la profondeur de la plaie dans l'âme de la France !
Le corps et l'âme de la nation sont mutilés pour tout le siècle.
Chaque Français a un combattant, ou un tué, ou un gazé, ou un invalide dans sa parentèle.
Chacun, dans les générations suivantes, a croisé, côtoyé un mutilé, une « gueule cassée ».
Chacun, jusqu'aux années 40, a vu défiler des cortèges d'anciens combattants.
Puis d'autres, par suite d'autres guerres, les ont remplacés, et à la fin du xx e siècle il n'y avait plus qu'une dizaine de survivants du grand massacre, de celle qui restait la « grande » guerre et dont on avait espéré qu'elle serait la « der des der ».
Sonder la profondeur de la plaie – toutes ces femmes en noir qui n'ont pas enfanté, qui se sont fanées sous leurs voiles de deuil –, prendre en compte les traumatismes des « pupilles de la nation » et ceux de ces survivants qui pensaient à leurs camarades morts près d'eux, c'est réaliser que la Première Guerre mondiale a été pour plusieurs décennies – au moins jusqu'à la fin des années 40 du xx e siècle – le grand déterminant de l'âme de la France.
À prendre ainsi conscience de l'étendue de la blessure, de la durée de cette épreuve de cinquante-deux mois, on devine que c'est au plus profond de l'« être français » que le peuple des mobilisés et celui de l'arrière ont dû aller puiser pour « tenir ». Et d'autant plus qu'année après année la conduite des opérations militaires n'a pas permis de repousser l'ennemi hors du territoire national.
Dès l'été 1914, sous le commandement de Joffre, le front français est percé. Des unités – en pantalons rouges ! – sont décimées et se débandent.
On fusille sans jugement ceux qu'on accuse d'être des
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