L'Américain
gueule. Mais non, pas à mon âge ni au sien. Il se contente de hurler :
« Est-ce toi qui as baissé le gaz de la cuisinière ?
— Oui.
— Je t’interdis de le faire.
— Il y avait le feu sur un panneau du meuble.
— Tu mens.
— Vérifie. Il y a des traces de brûlé.
— Tu mens et je te défends de baisser encore le gaz. »
Il est à peine reparti, en claquant la porte avec une violence inouïe, que revient l’odeur de brûlé. Je retourne dans la cuisine, éteins le feu sur le meuble et baisse de nouveau le gaz.
Je sais ce que je risque. Aussi, au lieu de remonter dans ma chambre où, si mon père venait me chercher, je serais fait comme un rat, à moins de sauter par la fenêtre du premier étage, je reste dans la cuisine et prends un journal en attendant son retour.
Quand il s’amène et que je lui dis ce qui s’est passé, je comprends tout de suite, à son regard, qu’il faut fuir. Je sors de la maison par la porte de la salle à manger, papa à mes trousses. L’air est comme un alcool. Il fraîchit ma poitrine. La terre clapote. Elle embrasse si fort les semelles de mes chaussures qu’elle retarde ma course. Mais je n’ai rien à craindre. Ces dernières années, j’ai toujours distancé papa quand il me poursuivait. Je suis tellement sûr de moi que je ne prends même pas la peine de jeter un regard derrière mon épaule pour vérifier qu’il ne me rattrape pas.
Ma surprise est grande quand je tombe dans l’herbe gluante, la tête en avant, le nez dedans. Papa m’a plaqué au sol. Je me retourne aussitôt sur le dos, les bras en croix. Il est au-dessus de moi, avec une expression de tueur en série, rempli d’ouragans, dépassé par tout ce qui souffle en lui. Je l’injurie intérieurement, comme à mon habitude.
J’ai envie de me relever pour le corriger, depuis le temps que ça me démange, mais quelque chose me retient, alors qu’il commence à me cogner à grands coups de botte, en poussant des hulées de fin du monde. Il ne me frappe pas le visage, non, ça laisserait des traces, mais les épaules, les côtes, les flancs et les jambes, si fort que le sang de mon ventre me remonte aux lèvres et aux yeux qui se couvrent de nuées rouges. Un grand cri s’embourbe au fond de moi. Je ne gémis ni ne pleure. Je le hais trop pour ça.
Quand il me laisse enfin et que je peux déplier ma carcasse moulue, j’ai un goût écœurant dans la bouche, comme si j’avais mangé de la terre, et la tête me tourne, non qu’il l’ait bottée, mais on dirait qu’il y a des explosions à répétition dedans. Je me sens plein de sauvagerie et de salissures. Il faut que je me lave la figure de toute urgence.
J’ai envie de monter au grenier et d’ouvrir le carton qui contient, outre quelques effets de papa, ses médailles et ses décorations de la dernière guerre, pour cracher dessus, en tremblant un peu, sous le regard de Dieu, comme je l’ai déjà fait dans le passé. J’ai envie aussi de repartir aux États-Unis par le premier avion pour mettre l’océan entre lui et moi, à tout jamais. Mais je finis par me calmer. À cause de l’eau dont j’asperge mon visage, de la hantise de lui ressembler et, surtout, du désir de lui faire tout payer. Les colères, les cris, les coups. Au prix fort. Je passerai le reste de sa vie à me venger de lui.
24
À cinquante-quatre ans, papa est licencié de l’imprimerie qui, après la mort de papi, s’est fait bouffer par une autre. Ce n’est pas lui, bien sûr, mais maman qui m’a appris la nouvelle. Elle mettait ça sur le compte de la crise, des restructurations et d’autres gros mots de ce genre. Je me souviens qu’elle en avait beaucoup après le système capitaliste.
Sitôt viré, papa s’inscrit au chômage et cherche du travail. Il ne trouve rien. C’est là qu’il meurt pour la deuxième fois de sa vie. Rien qu’à le voir, à l’époque, on sait qu’il sera absent quand la mort se présentera à lui pour de bon. Il n’est déjà plus qu’une ombre qui rase les murs, débarrasse la table et lave la vaisselle en traînant partout son visage triste. Je crois bien ne plus l’avoir entendu hausser le ton contre maman.
Elle a pris le dessus. On dirait même qu’il est à son service quand elle lui donne ses instructions, le matin, avant de partir au travail. Pour les courses, les corvées du clos ou la nourriture des bêtes. Dans les mariages aussi, il y a des alternances où le pouvoir change de mains.
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