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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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prenait ses quartiers d’hiver. Il n’est pas engourdi, pourtant, mais bien éveillé et même assez crâne. Il me plaît tout de suite. Je décide de l’adopter.
    Je lui prépare une cage, avec une couche de vieux chiffons, et l’héberge dans ma chambre. La première nuit, il crie tant que je finis par l’installer dans mon lit où il se tait aussitôt. Il aime mon corps chaud. Surtout mes aisselles. Il prend l’habitude de dormir dans ce creux, en prenant soin d’aplatir ses piquants, comme tous les hérissons heureux.
    Il n’est bien qu’avec moi. Il m’attend toute la journée, en tournant dans sa cage, et m’accueille à mon retour du lycée, avec des couinements qu’on dirait de joie, encore que s’y mêlent aussi des reproches. Maman et grandma mises à part, jamais je ne me suis senti aussi aimé. Il ne semble vivre que pour le moment où il peut s’enfouir sous mes bras.
    C’est, comme les soupirants, souvent, un être entier, sentimental et tyrannique. Il ne supporte pas que je fasse mes devoirs ou que j’écrive mon œuvre complète sans le garder avec moi. Je l’emmène partout, quand je suis à la maison, y compris aux repas de famille. Il se niche sous ma chemise, en s’agrippant aux replis de mon ventre, et ne bouge plus. Ça suffit à son bonheur. Le mien se contente des exquises douleurs que laissent sur ma peau les griffures de ses pattes. Elles me serrent le cœur, comme les souffrances de l’amour que j’ai toujours mis, de même que maman, j’imagine, en tête de tous les plaisirs.
    N’étaient les petites taches vertes qu’il déféquait sur mes draps, nous aurions formé un couple parfait. Notre idylle, hélas, n’a pas duré plus de trois semaines, car un soir, en rentrant, je l’ai retrouvé mort, emporté par une mauvaise diarrhée. Quand mon père a bredouillé ses condoléances, le soir même, en rappelant l’affection qu’il lui portait, je me suis abstenu de lui répondre ou même de le regarder. Pas à cause de ma peine mais de ma haine contre lui qui, jusqu’à sa mort, ravagea tout en moi, ma lucidité et mon humanité, gâchant une à une toutes les occasions de raccommodement.

25
     
    Jamais je n’oublierai le sourire souffrant que mon père traînait partout, comme un remords ou une plainte, et qui, aujourd’hui encore, me fend le cœur. Jamais je n’oublierai les bouts de phrases qu’il bafouillait, pour engager la conversation avant de capituler et d’aller promener sa solitude ailleurs. Jamais je n’oublierai son regard perdu quand il me donna sa 2 CV jaune, pour mes dix-neuf ans, et que je pris les clés, sans le remercier. Jamais je n’oublierai sa dégaine d’ouvrier agricole au bout du rouleau, la casquette de guingois, apportant dans la maison les odeurs des saisons.
    Sur la fin, papa avait réussi à fusionner avec le ciel et la terre. Il était devenu l’« homme invisible », titre d’un roman du Noir américain Ralph Ellison qu’il plaçait très haut. C’est maintenant seulement que je comprends à quel point je lui ressemble. Au printemps, quand la campagne normande se mettait à bouillonner et à déborder de partout, papa sentait comme moi, avant que je monte à Paris, la mousse, l’herbe et la sève des pommiers. L’été, c’était le foin, la paille, le blé cuit et la sueur chaude. L’automne, il puait la feuille pourrie et la pomme fermentée. L’hiver, la boue et le jus de fumier. Sauf quand la terre se cuirassait de givre ou de neige. Sitôt que les grands froids nous tombaient dessus, l’air devenait pur et lavait nos poitrines. C’est pourquoi j’aimais tant les gelées.
    Maman, qui philosophait sur tout, aimait dire que nous étions, papa et moi, des enfants de Heidegger, car nous refusions le déracinement que le monde impose désormais à l’homme. Quand bien même le destin de l’espèce n’eût pas été de vivre, ici, sur cette planète, nous avions tous deux besoin, pour respirer, de nous sentir près de la terre. On n’était bien que sur l’humus des générations de bêtes, de plantes et d’humains qui nous avaient précédés et dont nous foulions de nos bottes crottées les couches successives. Elles nous parlaient. À travers les cris, les gargouillis ou les froissements de la glaise, des herbes et des trèfles, sous nos semelles.
    Malgré ça, je ne me sentais pas le fils de mon père. Je ne voulais être que le fils de ma mère. Aussi, quand papa décréta qu’il était juif, peu de

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