L'Américain
Du jour au lendemain, maman fait la loi. Même quand mon père commence à gagner de l’argent avec ses toiles, il continue de marcher au pas, sous son commandement, le petit doigt sur la couture du pantalon.
J’aime le voir comme ça, le pauvre couillon, courbé sous son destin. Il a les yeux comme des trous vides où se reflète la fatigue définitive des gens qui ont décidé, une fois pour toutes, que vivre était mortel. Il boit souvent des coups, pour faire passer, mais son chagrin lui reste en travers de la gorge. Il dort bien plus qu’avant. Sauf que ça ne lui suffit jamais.
Je ne suis pas le dernier à me faire les pieds dessus. Deux ou trois bourgeois elbeuviens ont commencé à se payer sa tête, au Lyons Club dont il est l’original de service. Moi, je ne le lâche jamais, lors de mes visites du dimanche. S’il me pose une question, je feins de ne pas l’avoir entendue. S’il lance un sujet de conversation, j’embraye sur un autre, l’air de rien. S’il me sert du vin ou autre chose, je détourne les yeux pour n’avoir pas à le remercier, fût-ce du regard. Je m’acharne contre mon père qui n’est plus que le fantôme de lui-même.
Je vois bien qu’il a envie de parler. De lui, de moi, de nous. Mais il est noué. Dès qu’il s’agit de sentiments, les mots se cramponnent au fond de sa gorge. Son visage se contracte, ses lèvres tremblent, et puis plus rien. Maman, qui met ce mutisme sur le compte du débarquement et de sa honte d’avoir survécu, l’aide, depuis peu, à sortir, de temps en temps, de sa gangue de plomb. Ça me désole.
Jamais je ne le laisserai crever le pan de silence que j’ai installé entre lui et moi. J’en veux à maman de l’aimer à nouveau. Je sais que c’est un amour au rabais, plein de pitié et d’habitudes, mais je lui en veux de lui avoir pardonné, plus ou moins, comme le prouvent ces gestes ou ces regards furtifs qu’ils échangent devant moi et qui me blessent à en hurler.
Je contiens les cris d’horreur qui montent en moi devant l’odieux spectacle de leur rabibochage, mais maman les entend. Un jour elle tente de me raisonner :
« Tu sais, je crois que tu devrais parler avec ton père.
— Mais je lui parle, dis-je avec cette espèce de douceur indignée, qui est propre à l’hypocrisie.
— Non, ne me raconte pas d’histoires. Tu te comportes mal avec lui.
— Et lui ? S’est-il bien comporté, quand il nous battait ?
— C’est du passé. Je voudrais que tu te réconcilies avec lui.
— Enfin, maman, on n’est pas fâchés !
— Si. Je reconnais que tu as des raisons de lui en vouloir. Mais je pensais que tu étais chrétien. Que tu croyais à l’expiation et au rachat.
— J’y crois, maman.
— Pour tout le monde, sauf pour ton père. »
Je me souviens encore mot pour mot de la conversation que nous eûmes, ce jour-là. Nous nous trouvons dans la minuscule cuisine de La Capelle. La machine à laver la vaisselle est en panne, comme d’habitude, et nous la remplaçons, maman à la plonge et moi aux torchons, à moins que ce ne soit l’inverse.
C’est l’hiver et il fait froid, comme toujours chez mes parents. La vieille chaudière à mazout a beau se démener en ronflant à plein régime, à la limite de l’explosion, elle n’est pas à la hauteur : plusieurs pièces de la maison sont des glacières. Le séjour, ma chambre, les toilettes et la salle de bains. Mais j’aimais bien l’air âpre et pénétrant, qui, sous le toit familial, entrait jusque dans nos draps, et ce n’est pas sans nostalgie que je me remémore, en écrivant ces lignes, les onglées et les engelures qui nous rongeaient, une partie de l’année. Surtout quand on allait aux bêtes.
Papa est justement dans l’étable. Il s’occupe de sa vache et de son petit. Il passe toujours beaucoup de temps avec eux. En particulier à la mauvaise saison. Il leur donne de la paille et de l’avoine. Il les brosse et leur parle. Je sais ce qu’il ressent. J’ai toujours aimé, comme lui, apporter du bonheur aux bêtes quand il gèle, tonne ou pleut, et que les éléments les ont repoussées, tremblantes, dans leur repaire. Leurs yeux vous disent des mercis qui fendent le cœur.
Après la vaisselle, j’irai retrouver, dans son abri, ma vieille chèvre aux dents pourries et lui donnerai quelques tranches de pain rassis. En attendant, maman me chapitre en parlant vite, comme une machine à écrire. Elle n’a jamais su s’exprimer
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