L'Amour Courtois
la limite, on pourrait presque dire que le XI e siècle s’est livré à une psychanalyse de la
sexualité, mettant en lumière les apports respectifs de l’un et l’autre sexe
dans la vie quotidienne. La vieille notion androcratique, si bien résumée par
la prière juive du « Seigneur, je vous remercie de ne pas m’avoir fait
naître femme », perd soudain de sa valeur. Du moins au premier degré. Car
c’est oublier que les femmes bibliques, du moins dans les commencements, n’ont
pas hésité à dominer largement la société et à intervenir dans son
fonctionnement réel. Et justement, pour peu qu’on veuille bien examiner des
héroïnes courtoises comme Guenièvre, Énide ou Yseult autrement qu’à travers le
miroir romantique qui est trop souvent notre point de référence, on s’aperçoit
que ces héroïnes sont loin d’être des personnages passifs, subissant le regard
du mâle et délimitant ainsi le champ d’action de l’amour à sa dimension
sentimentale. Ces héroïnes n’ont rien de commun avec celles que la littérature
du XIX e siècle a popularisées dans l’image
de la femme romantique qui s’étiole et meurt d’amour. La mort d’amour d’Yseult
a des causes qui ne sont pas toutes du domaine affectif, même si ce domaine
semble avoir été privilégié dans le récit qui nous en est parvenu.
Denis de Rougemont, dans sa longue méditation sur l’Amour et l’Occident , insiste sur le rôle essentiel
joué par l’amour courtois dans la conception moderne de l’amour : en
démontrant l’incompatibilité entre l’amour-sentiment et le mariage, mais aussi
en intégrant, tout en la codifiant, la sexualité à l’amour-sentiment, les
théoriciens des XI e , XII e et XIII e siècles
ont à la fois provoqué la naissance d’un authentique mariage chrétien construit
sur l’amour-sentiment, et son corollaire, l’adultère, cristallisation de l’amour-passion.
Tout cela était parfaitement nouveau, les époques antérieures n’ayant connu que
le mariage économique destiné à perpétuer l’espèce
ou la lignée, dans lequel la sexualité n’était qu’un moyen et l’amour-sentiment
une futilité. À cet égard, on peut dire que notre époque semble en régression
dans la mesure où la libération sexuelle, par les formes aberrantes qu’elle
prend, conduit à l’abandon de l’amour-sentiment, voire de l’amour-passion, au
profit d’une sexualité pure et d’un mariage de convenance. C’est pourquoi le
problème de l’amour courtois, replacé dans son contexte exact, devrait nous
faire réfléchir sur notre propre comportement.
Car il s’agit non pas d’une interrogation ponctuelle et temporaire
sur l’existence du couple dans un contexte déterminé par des circonstances
historiques et sociales, mais d’un débat fondamental et perpétuel sur les
rapports que peuvent entretenir un homme et une femme, ainsi que sur la
nécessité qu’il y a à définir ses rapports dans tout groupe social quel qu’il
soit.
Le christianisme primitif présentait un modèle qui n’était
pas tellement différent du type grec, revu et corrigé à Rome : prédominance
de l’homme sur la femme, celle-ci, tout en étant flattée et protégée, se
trouvant cependant ravalée au rang de procréatrice et de dispensatrice de
plaisirs aux mâles. Le christianisme avait seulement ajouté une notion de
devoir sacré afin d’assurer le succès des desseins de Dieu. C’était d’ailleurs
le début d’une longue ère de culpabilisation pour la femme, soupçonnée de
pervertir la mission divine incarnée par l’action masculine.
Or, au XI e siècle, et
dans les deux siècles qui suivent, la femme, au lieu de pervertir l’homme dans
sa mission divine, vient au contraire l’assister (comme cela apparaît dans l’ Érec et Énide de Chrétien de Troyes), et, ce qui est
encore plus révolutionnaire, motiver cette action. Brusquement, la femme
devient l’image la plus parfaite du divin incarné dans les formes, l’initiatrice
de l’action humaine qui, sans son intervention, risquerait de demeurer vide de
tout sens et de toute signification.
Cela ne va pas sans heurts. Et surtout, cela ne va pas sans
transgression d’interdits considérés jusque-là comme définitifs et
incontournables. Le fait que l’amour courtois privilégie l’amour extra-conjugal
est suffisant pour le rendre suspect : en toute logique, puisque le
mariage est la clef de voûte de la société,
Weitere Kostenlose Bücher