L'Amour Courtois
toute très
raffiné pour attacher un preux chevalier à son seigneur par l’intermédiaire de
la femme de celui-ci ? Après tout, le récit en prose du Lancelot est très clair là-dessus : le roi
Arthur demande à Guenièvre de faire tout ce qu’il
faut pour retenir le brillant Lancelot du Lac à la cour. Le tout est de
savoir jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. Mais là, rien n’est bien clair.
Ainsi se dessine l’image d’un couple issu d’une spéculation
intellectuelle qui bouleverse l’ordonnancement des choses. Ce couple, par son
ambiguïté et ses imprécisions, ne peut être que marginal. Et bien souvent, en
fonction des données religieuses et morales de l’époque, il prend des allures
diaboliques, autant par l’attitude de la dame que par celle de l’amant, autant
par l’étrangeté de ce couple que par son acceptation par la société. Plus tard,
au XVII e siècle, lors de la mode de la
préciosité, cet amour courtois se retrouvera intégré dans la Carte du Tendre, mais
il ne sera plus qu’un jeu cérébral par lequel les grandes dames de l’époque se
feront faire la cour toute leur vie sans jamais répondre à leurs prétendants. D’ailleurs
ces prétendants n’espéreront rien. Ce qui était jeu de l’amour et de la
prouesse deviendra divertissement de salon, et cela ne mettra nullement en
cause la société. Au contraire, elle y gagnera en puritanisme. Mais aux XI e , XII e et XIII e siècles, c’est bien autre chose. Le spirituel,
l’intellectuel et le charnel se mêlent si étroitement qu’il est parfois bien
difficile de discerner la part de chacun. Il semble d’ailleurs que personne n’ait
eu l’idée de séparer ce qui devait être obligatoirement uni. L’amour courtois
est un tout : ne nous étonnons pas si la relation de Guenièvre et de
Lancelot va jusqu’à l’adultère effectif, il ne pouvait en être autrement.
Qu’on analyse les processus de l’amour courtois d’un point
de vue strictement littéraire ou qu’on les soumette à des repérages
psychologiques, sociologiques et même politiques, le résultat sera identique et
débouchera sur une constatation fondamentale : le couple constitué par la
dame et son amant, quelles qu’en soient les motivations avouées ou
sous-jacentes, est une sorte de couple infernal qui se jette en travers de la société médiévale chrétienne et en trouble la
bonne conscience.
N’est-ce pas le rôle du diable de se
jeter en travers ? N’oublions pas que c’est en enfer que Dante rencontre Francesca da Rimini, coupable
d’avoir trop lu les aventures de Guenièvre et d’Yseult et d’avoir succombé au
charme infernal de la passion qu’elles représentent. On a eu beau drainer les
énergies réveillées par l’amour courtois vers la quête du « saint »
Graal ou vers le culte rassurant de la Vierge Marie, mère de Dieu et de tous
les hommes, il faut admettre que ces énergies ainsi réveillées sont d’origine
sexuelle et qu’elles n’ont pas trouvé toujours leur aboutissement dans l’extase
mystique.
Le couple infernal serait-il le passage obligatoire de l’être
à la recherche de sa plénitude ?
I - LA LOI DE L’AMOUR
Tout comportement reconnu en public et qui prétend rendre
compte d’une généralité valable pour tous se doit d’être un jour ou l’autre
codifié par un théoricien. On sait très bien que les règles de la morale sont
la conséquence de l’application de principes innés dans une société déterminée
et qui sont généralement codifiés lorsqu’ils ne servent plus à rien. Le
problème est alors de ne pas insister et de changer lesdites règles, ce qui ne
fait jamais l’unanimité et ne se produit d’ailleurs pas sans douleur. On sait
que l’ Art poétique de Boileau marque la fin de
l’âge dit classique : toutes les œuvres qui peuvent se rattacher à cet Art poétique étaient déjà écrites lorsque Boileau s’est
cru obligé de rédiger son traité, provoquant du même coup la stérilité poétique
du siècle suivant et contribuant à dégoûter à tout jamais de la littérature des
générations d’élèves pourtant à priori bien disposés. Or l’amour courtois n’échappe
pas à ce destin : il a été codifié avec une merveilleuse précision, mais
au moment même où il cessait d’être appliqué, c’est-à-dire au début du XIV e siècle. Le seul intérêt de cette codification,
par ailleurs bien fade et illisible, est de
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