Lancelot du Lac
le Mal, et restaurer l’état primitif d’harmonie entre la Nature et l’Homme, en faisant prendre conscience à celui-ci qu’il possède en lui l’Esprit, ce qu’on avait tendance à oublier dans les turbulences théologiques qui, marquées par le passage de l’art roman à l’art gothique, allaient conduire, au cours des XII e et XIII e siècles, aux stérilités de la Scolastique.
Mais Merlin n’est là que pour montrer le chemin, pour organiser un monde en pleine dérive, symbolisé par un royaume de Bretagne parfaitement mythique et inexistant sur le plan des réalités, déchiré entre toutes ses pulsions contradictoires. Il a remis en place le roi Vortigern, l’usurpateur, redonné le sceptre à la lignée légitime, celle d’Emrys et de son frère Uther Pendragon ; il a réintégré le royaume dans ses dimensions idéales, établi, pour Uther, ce mystérieux ordre de la Table Ronde à l’image de la confraternité chrétienne des premiers âges. Cela est absolument conforme à l’esprit celtique qui animait les héros des anciens temps : réaliser l’unité entre les tendances nouvelles (chrétiennes) et l’héritage du passé (le druidisme), et surtout, constatant l’incapacité d’Uther à aller plus loin, il a agi, de façon trouble et ambiguë, pour procurer à celui-ci un fils digne de sa haute mission tout en se réservant le droit d’en être le « parrain » effectif. Car, en réalité, Merlin est le père spirituel de ce fabuleux roi Arthur autour duquel va se constituer le nouveau royaume terrien, dans l’attente du royaume célestiel que seront seuls à connaître les découvreurs du Graal (1) . Merlin est une sorte de démiurge chargé de donner au royaume ses structures, chargé de préparer les routes sinueuses qui mèneront au Graal, mais ce n’est pas à lui d’agir : se retirant du monde comme Iahweh au septième jour, il devient le deus otiosus qui, ayant confié ses pouvoirs aux humains, attend d’eux qu’ils poursuivent l’achèvement de sa création.
Merlin a donc disparu de la surface de la terre. Il a choisi le retrait dans l’amour de Viviane, la timide – mais perverse – jeune fille qu’il a initiée aux grands secrets du monde. Car, il faut le remarquer, c’est à deux femmes que Merlin a dispensé son enseignement occulte, et non pas à des disciples mâles. Déjà, dans la version primitive de la légende, c’était à sa sœur Gwendydd qu’il confiait son don de prophétie. C’est maintenant, dans la légende évoluée, et chargée d’éléments hétérogènes, à deux êtres féminins qu’il transmet son héritage de démiurge : à Viviane, jeune vierge devenue la somptueuse Dame du Lac, image maternelle de la Déesse des Commencements, et à Morgane, la demi-sœur du roi Arthur, image inversée de cette Déesse des Commencements, provocatrice et fauteuse de troubles, mais pourtant celle qui recueillera, en fin de parcours, tout l’héritage de cette immense spéculation sur le monde mise en place au temps où il était l’Enchanteur, le Druide, le Démiurge. Morgane et Viviane, la nuit et le jour, l’ombre et la lumière, ne sont en fait que les prolongements du personnage ambigu qu’était Merlin, le Fou et le Sage, le Noir et le Blanc, le Druide et le Prêtre, le Fils du Diable et d’une Sainte Femme. Aux autres de choisir l’écueil contre lequel va se fracasser leur navire…
Car Merlin s’est contenté de mettre en place les éléments d’une gigantesque machinerie dont le fonctionnement va être l’œuvre d’acteurs prévus – et prédits – par lui. C’est d’abord et bien évidemment Arthur, authentique fils spirituel de Merlin dont celui-ci a tracé le destin sans pouvoir toutefois franchir les limites du libre arbitre. Bien avant d’être reconnu comme roi, Arthur a commis une faute – sans le savoir, mais la faute est quand même réelle –, dont Merlin sait qu’elle provoquera la fin de l’aventure : l’ombre de Mordret, fils incestueux d’Arthur, rôde sans cesse sur le royaume comme une menace, l’image de ces géants de la mythologie germano-scandinave qui, on le sait d’avance, envahiront un jour le domaine des dieux pour le détruire en un gigantesque embrasement. La première idée d’Arthur a été de faire disparaître cet enfant maudit afin de sauver le royaume, et il a même enclenché un savant processus pour effacer cette faute. Alors, Merlin s’est dressé contre lui, lui faisant
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