Lancelot du Lac
reconnaître qu’un meurtre, condamnable en lui-même, ne pourra jamais lever la malédiction. Fatalisme ? Peut-être, mais c’est surtout la prise de conscience de la responsabilité individuelle dans le collectif qui est ici mise en évidence : après l’acte d’un individu, rien ne sera plus comme avant dans toute l’humanité, car chaque être vivant appartient au cosmos dont il n’est qu’une parcelle liée indissolublement à toutes les autres parcelles. Et, tant bien que mal, Arthur, privé de la présence de Merlin, devra assumer son rôle avec toute la responsabilité qui pèse sur lui.
Il ne faut pas oublier que, sous les apparences d’un roi capétien ou plutôt Plantagenêt, Arthur, tel qu’il est décrit dans les textes du Moyen Âge, est en réalité un roi de type celtique : il n’est que le pivot autour duquel tourne une société d’hommes libres et égaux entre eux, du moins dans le principe, ce que symbolise parfaitement le compagnonnage de la Table Ronde. Dans un célèbre récit irlandais, l’Ivresse des Ulates , on voit, au cours d’une bataille, le roi Ailill, au milieu de ses guerriers, se faire proprement houspiller par eux sous prétexte qu’il les gêne dans leur action. Et le roi leur répond : « Je le sais bien, mais si je n’étais pas là, vous ne pourriez pas obtenir la victoire . » C’est dire l’importance de la présence du roi, mais aussi son inutilité pratique. Dans la plupart des récits, sauf lors de sa prise de pouvoir et de la bataille finale, le roi Arthur n’est que le coordinateur d’une série d’actions individuelles ou collectives qu’il suscite mais qu’il n’accomplit pas en personne. Sa présence est essentiellement morale, et dans un sens magique , car il est revêtu d’une aura sacrée, un peu comme dans le jeu d’échecs où le roi n’accomplit rien, mais où la partie est perdue lorsqu’il est mis échec et mat.
En fait, le rôle du roi celtique apparaît très complexe. D’une part, il n’est rien sans le druide, mais l’un et l’autre ne sont rien sans un troisième élément qui est la communauté, celle-ci étant le plus souvent représentée symboliquement sous l’aspect de la reine : car la reine incarne à merveille la souveraineté collective, en tant que mère, épouse ou amante . Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de constater, à travers de multiples épopées celtiques ou d’origine celtique, que le roi est obligatoirement « cocu » et que le propre de la reine est d’être infidèle. Dans un autre récit irlandais, la Razzia des bœufs de Cualngé , on vient dire au roi Ailill qu’on a surpris en flagrant délit son épouse, la reine Mebdh, en compagnie du héros Fergus. Et le roi de répondre, avec une certaine philosophie : « Il fallait qu’il en fût ainsi pour assurer le succès de l’expédition. » Cela n’empêche nullement Ailill d’éprouver une intense jalousie et, plus tard, le moment venu, de se venger en provoquant la mort de Fergus. Mais il est bien établi, dans la tradition irlandaise, que la reine Mebdh « prodigue l’amitié de ses cuisses » (c’est dans les textes !) à tout guerrier dont elle a besoin pour son armée. Or la belle Guenièvre est l’héritière directe de ces reines celtes des temps anciens.
Lorsque Arthur a voulu épouser Guenièvre, Merlin l’a averti que Guenièvre provoquerait à la fois le salut et la perte du royaume de Bretagne. Arthur se souviendra de l’avertissement, mais d’une façon ambiguë, encourageant Guenièvre à retenir Lancelot à la cour « par tous les moyens », fermant les yeux sur l’adultère de Guenièvre tant que celui-ci demeure discret, voire secret, mais se révoltant lorsque cet adultère devient public et éclabousse son honneur : mais à partir de là, rien ne va plus, et Guenièvre sera l’une des causes profondes de la perte du royaume. Tout se passe comme si, selon les règles de l’Amour courtois, ou mieux la « Fine Amor », la société reposait sur l’équilibre du trio mari-femme-amant.
L’étude approfondie des épisodes les plus archaïques, ou les plus « archaïsants » (la date, parfois récente, de la mise par écrit importe peu), fait apparaître une constante au sujet de cette reine Guenièvre qu’on a trop tendance à considérer comme une héroïne « romantique », pour un doublet de la troublante Yseult la Blonde (dont elle emprunte d’ailleurs de nombreux traits),
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