L'ange de la mort
CHAPITRE PREMIER
« O jour de colère ! ô jour de deuil ! » De toutes parts, en cet an de grâce 1299, s’élevaient des lamentations angoissées. En cette fin d’année, si l’on en croyait la rumeur, un événement terrible marquerait le passage d’un siècle à l’autre. L’Antéchrist était né ; le début de la guerre, les mauvaises récoltes et les intempéries étaient autant de signes qui le proclamaient sur les sombres lisières du monde. Villes et villages avaient vu Satan et ses légions chanter leurs matines démoniaques dans la pénombre glacée des forêts humides. Le Malin rôdait, tous en étaient persuadés. L’heure de son triomphe était proche, surtout en Écosse où le roi Édouard d’Angleterre {1} , à la tête d’une gigantesque armée de fantassins et de cavaliers, était venu mettre au pas ses sujets rebelles.
Si le diable était vraiment là, s’il hantait effectivement les ténèbres, il devait alors avoir placé son trône sur les noires collines boisées qui dominaient le camp anglais près de Berwick. Là, dans le pavillon royal, tout tendu de soie pourpre, Édouard d’Angleterre, assis sur un coffre, s’était emmitouflé dans une cape de laine brune. D’amers regrets l’assaillaient à la pensée du mal qu’il avait infligé ce jour-là. Il se versa soudain un plein hanap de bordeaux rouge sang et le sirota en écoutant d’une oreille distraite les bruits du campement : appels de gardes, faible hennissement des chevaux, craquement des fougères que foulaient des pieds chaussés de mailles. Il avait froid. Le vent de la mer du Nord, grise et cruelle, soufflait en rafales et le monarque était parcouru de frissons malgré tous ses efforts pour se réchauffer. Il aurait voulu tomber à genoux et confesser à son Créateur son acte abject, la faute de Caïn, le péché de colère, le meurtre. Et pourtant, il avait eu des intentions louables. Pendant vingt-quatre ans, il s’était efforcé de rétablir l’ordre dans ces îles, écrasant les Irlandais, assujettissant les Gallois et battant enfin les Écossais. N’était-il pas intervenu dans leurs querelles pour leur donner un roi, John Balliol {2} , issu de leur propre noblesse ? Et voyez ce qui était arrivé ! Édouard eut envie de broyer le hanap. Balliol, conspirant avec ses ennemis, Philippe IV de France {3} et le roi de Norvège, avait rejoint le parti des rebelles. Édouard avait pris la tête de son immense armée en proférant de lourdes malédictions et franchi la frontière, mettant à sac le prieuré de Coldstream et tout ce qui se trouvait sur son chemin jusqu’à Berwick. Il détestait cette ville des marches orientales de l’Écosse, habitée par des bourgeois gras et prospères qui ne se souciaient que de leurs affaires et se glorifiaient du surnom de leur cité, l’Alexandrie de l’Occident.
Ils avaient bien vu arriver la flotte d’Édouard par la mer en même temps que ses troupes innombrables d’Anglais, de Gallois et d’Irlandais, ses lignes d’archers, les rangs serrés de sa piétaille et sa cavalerie, étendards et oriflammes au vent. Et pourtant ils avaient refusé qu’il entrât dans la ville et réaffirmé leur fidélité à John Balliol, le roi rebelle. Édouard fit immédiatement donner l’assaut général, vociférant en apprenant que sa flotte avait été repoussée et que ses soldats mouraient par centaines dans les fossés, sous les remparts de la cité insoumise. Finalement son propre neveu fut blessé à mort, un énorme carreau d’arbalète frappant son visage sans protection et le transformant en un amas de chair hurlant et sanguinolent. Cela en avait été trop. Le roi Édouard monta sur son grand destrier Bayard et conduisit personnellement la charge pour franchir l’étroit fossé de Berwick et s’emparer de la porte principale. Devant une telle fureur, les Écossais cédèrent et une fois les Anglais maîtres des portes, le carnage commença. Enragé par la résistance des habitants, Édouard ordonna de ne pas faire de quartier et la journée fut consacrée au pillage : hommes, femmes et enfants furent massacrés par centaines, on combla les puits de cadavres et les corps jonchaient les rues comme feuilles par un jour venteux d’automne. Les églises mises à sac servirent d’écuries – les objets précieux du culte y avaient été volés et les draperies de soie arrachées. On n’épargna pas les enfants, qui furent poignardés, décapités et
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