L'arc de triomphe
des parents de Chicago nous ont donné le moyen de partir. Ils nous ont envoyé l’argent. Et ils ont obtenu le visa. Un visa de visiteur. Il faudra que nous allions au Mexique, lorsqu’il sera expiré, puis que nous demandions l’autorisation de rentrer aux États-Unis. »
Elle avait honte. Elle avait l’impression de déserter, en voyant les regards de ceux qui restaient. C’est pour cela qu’elle était pressée de partir. Elle aida les hommes à charger ses meubles. Elle ne respirerait librement que lorsque le fourgon aurait tourné le coin de la rue. Et puis l’angoisse recommencerait. Le bateau partirait-il ? Lui permettrait-on de débarquer ? La renverrait-on ? Depuis des années, sa vie n’était qu’une série d’angoisses successives.
Le célibataire Stolz n’avait que des livres. Une malle de vêtements et sa bibliothèque. Des éditions originales, de vieux bouquins, des livres neufs.
Plusieurs des pensionnaires de l’hôtel s’étaient réunis devant la porte. La plupart d’entre eux demeuraient silencieux, se contentant de regarder les meubles qu’on entassait dans le fourgon…
« Auf Wiedersehen », dit Léonie Wagner nerveusement.
Le chargement était terminé.
« Au revoir, ou adieu. »
Elle eut un petit sourire.
« De nos jours, on ne sait plus ce qu’il faut dire. »
Elle se mit à serrer la main de quelques personnes.
« C’est grâce à nos parents, là-bas, expliqua-t-elle pour la centième fois. Bien sûr, tout seul, nous n’aurions jamais réussi… »
Elle s’arrêta. Seidenbaum lui tapait sur l’épaule.
« Ne vous en faites pas. Il y en a qui ont plus de veine que d’autres, voilà tout.
– La plupart d’entre nous n’en ont pas, dit le réfugié Wiesenhoff. Mais c’est égal. Je vous souhaite bon voyage. »
Josef Stern dit au revoir à Ravic et à Morosow, ainsi qu’à deux ou trois autres connaissances. Il sourit, avec l’expression de quelqu’un qui vient de commettre une mauvaise action.
« Qui sait ce qui nous attend ? Nous regretterons peut-être d’être partis. »
Selma Stern avait déjà pris place. Stolz ne fit pas d’adieux. Il n’allait pas en Amérique. Il n’avait qu’un visa portugais. Ça ne valait pas une scène d’adieux. Il se contenta d’agiter la main, tandis que le fourgon s’ébranlait.
Les autres restèrent là, comme des volailles trempées par un orage.
« Viens, dit Morosow à Ravic. Allons à la Catacombe ! Nous avons besoin d’un calvados. » Ils venaient à peine de s’asseoir quand les autres entrèrent. Ils arrivèrent comme des feuilles d’automne poussées par le vent. Deux rabbins, pâles, la barbe clairsemée ; Wiesenhoff, Ruth Goldenberg, Finkenstein, le joueur d’échecs automate, Seidenbaum, le fataliste ; une demi-douzaine d’enfants ; Rosenfeld, le propriétaire des Impressionnistes, qui, finalement, n’était pas parti ; quelques adolescents et plusieurs personnes âgées.
Ce n’était pas encore l’heure du dîner, cependant personne ne semblait pouvoir regagner la solitude de sa chambre. Ils se te naient en groupe, silencieux, presque résignés. Ils avaient tous tellement connu la malchance qu’ils n’y attachaient plus d’importance.
« L’aristocratie est partie, dit Seidenbaum. Ceux qui sont condamnés à mort, ou à la prison à perpétuité, se retrouvent maintenant. Le peuple élu ! Les bien-aimés de Jéhovah ! Spécialement pour les pogroms. Vive la vie !
– Il reste l’Espagne », répliqua Finkenstein.
Il avait devant lui un échiquier, proposant le problème du matin.
« L’Espagne. Bien sûr. Les fascistes vont embrasser les juifs quand ils arriveront. »
La servante alsacienne, à la poitrine abondante, apporta le calvados. Seidenbaum mit son pince- nez.
« Beaucoup d’entre nous n’ont pas même cela, dit-il. La ressource de se griser. De se libérer d’une nuit de misère. Pas même cela. Les descendants d’Ahasvérus ! Lui-même, le vieil errant, connaîtrait aujourd’hui le désespoir… Il n’irait pas loin sans papiers !
– Buvez avec nous, dit Morosow. Le calvados est excellent. Dieu soit loué, la servante ne le sait pas encore. Si elle le savait, elle augmenterait le prix. »
Seidenbaum fit un geste négatif.
« Je ne bois pas. »
Ravic regardait un homme qui n’était pas rasé, et qui, toutes les minutes, tirait un miroir de sa poche, s’y observait, et examinait ensuite avec attention un
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