L'arc de triomphe
passeport ouvert devant lui.
« Qui est-ce ? demanda-t-il à Seidenbaum. Je ne l’ai jamais vu ici. »
Seidenbaum pinça les lèvres.
« C’est le nouvel Aaron Goldberg.
– Comment cela ? La femme s’est-elle déjà remariée ?
– Non. Elle lui a vendu le passeport de son défunt mari. Deux mille francs. Le vieux Goldberg avait la barbe grise ; c’est la raison pour laquelle celui-ci laisse pousser sa barbe. À cause de la photographie. Il n’ose pas s’en servir avant d’avoir une barbe semblable. »
Ravic se mit à étudier l’homme, qui tirait nerveusement les poils de sa barbe, et la comparait à celle du passeport.
« Il pourrait toujours dire que sa barbe a été brûlée, dit-il.
– Bonne idée. Je lui en ferai part. »
Seidenbaum retira son pince-nez, et se mit à le balancer au bout d’un cordon de soie.
« C’est une affaire assez macabre, dit-il. Il y a deux semaines, c’était tout simplement une affaire. Maintenant, Wiesenhoff se met à être jaloux, et Ruth Goldberg est dans la confusion. L’effet démoniaque d’un passeport. Selon le papier, c’est-cet homme-là qui est son mari. »
Il se leva et alla trouver le nouvel Aaron Goldberg.
« J’aime assez « l’effet démoniaque d’un passeport », dit Morosow en se tournant vers Ravic. Que fais-tu ce soir ?
– Kate Hegstrœm s’embarque à bord du Normandie. Je la conduis à Cherbourg. Je dois ramener au garage sa voiture qu’elle a vendue au propriétaire.
– Est-elle en état de voyager ?
– Évidemment. Peu importe ce qu’elle fait. Il y a un excellent médecin à bord. Une fois à New York… »
Il haussa les épaules et vida son verre.
L’atmosphère de la Catacombe était chaude et renfermée. La pièce n’avait pas de fenêtre. Un vieux couple était assis sous le palmier poussiéreux, englouti dans une tristesse qui l’entourait comme un mur. Assis, immobiles, la main dans la main, ils semblaient désormais incapables de se lever.
Ravic eut soudain le sentiment que toute la misère du monde était contenue dans ce sous-sol pauvrement éclairé. Les am poules électriques, pendues au mur, lançaient sur les objets leur lumière morne, donnant à la pièce un aspect encore plus désespéré. Le silence, les murmures, le bruit des journaux qu’on parcourait pour la centième fois, l’attente muette, l’inexorable certitude de la fin prochaine, les petits actes de courage spasmodiques, les centaines d’humiliations reçues dans la vie, et l’isolement final dans ce coin. La misère se sentait terrifiée et ne pouvait aller plus loin.
Il sentit soudain tout cela ; il en sentit l’odeur ; il sentit la peur, la peur atroce qui engloutit tout ; il la sentit comme il l’avait sentie au camp de concentration, lorsqu’on enfournait des gens qu’on avait tirés brusquement de leurs maisons ou de leurs lits, lorsqu’on leur faisait attendre debout dans les baraques le sort qu’ils ignoraient.
Deux personnes étaient assises à la table voisine. Une femme dont les cheveux étaient séparés par une ligne médiane, et un homme. Un enfant d’environ huit ans se tenait devant eux. Il était allé écouter aux tables, et il était revenu.
« Pourquoi sommes-nous des juifs ? » de-manda-t-il à la femme.
Elle ne répondit pas.
Ravic regarda Morosow.
« Il faut que je m’en aille, dit-il. Je dois passer à la clinique.
– Il faut que je parte aussi. »
Ils montèrent ensemble l’escalier.
« Trop est trop, dit Morosow. Et c’est moi, un ancien antisémite, qui te le dis. »
La clinique était gaie, si on la comparait à la Catacombe. Ici aussi, il y avait la douleur, la maladie, et la misère ; mais ici, du moins, c’était logique. Ici, on comprenait pourquoi, et on savait ce qu’il fallait faire.
Veber était assis dans la salle d’examen, lisant un journal. Ravic se pencha et regarda par-dessus son épaule.
« Jolie situation, n’est-ce pas ? » dit-il.
Veber jeta le journal sur le plancher.
« Cette bande corrompue ! On devrait pendre la moitié de nos politiciens !
– Les neuf dixièmes, corrigea Ravic. Avez-vous d’autres nouvelles de la femme que nous avons opérée à la clinique de Durant ?
– Elle va bien. »
Veber prit un cigare et le mordit nerveusement.
« Pour vous c’est simple, Ravic, mais moi, je suis Français.
– Moi, je ne suis rien. Mais je voudrais bien que l’Allemagne fût aussi corrompue que la
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