L'arc de triomphe
comptoir. Ils buvaient du café noir bouillant dans lequel ils trempaient des brioches. Un moment, Ravic envia leur vie simple et saine, leur existence bien ordonnée, le travail du jour, la fatigue du soir, le dîner, une femme… et le lourd sommeil sans rêves.
« Un kirsch », commanda-t-il.
Il se rappela que la morte portait autour de la cheville une petite chaîne en or plaqué, un de ces riens qui n’ont d’attrait que lorsqu’on est jeune, sentimentale, et qu’on manque de goût. Une chaîne avec une petite plaque et l’inscription : « À Charles pour toujours » rivée à sa cheville pour qu’on ne puisse jamais l’enlever. Le petit bijou ridicule lui avait révélé tout le roman : les dimanches joyeux à la campagne, la jeunesse amoureuse et ignorante, le petit bijoutier quelque part à Neuilly, les fraîches soirées de septembre dans la chambrette sous les toits, et soudain : l’absence, l’attente, l’angoisse… car « Charles pour toujours » ne revenait plus. Le brusque dénouement ; l’amie qui connaissait une bonne adresse, la sage-femme dans une pièce anonyme, la table recouverte de toile cirée, la douleur aiguë, et le sang, le sang… puis, le visage subitement inquiet de l’avorteuse, les bras qui vous jettent dans un taxi, les jours de misère vécus en cachette, enfin le départ pour l’hôpital, les derniers cent francs froissés dans la main moite… Trop tard.
La T. S. F. se mit à beugler un tango sur lequel une voix nasillarde accrochait des mots imbéciles. Ravic refit dans son esprit l’opération. Il vérifia chaque mouvement. Quelques heures plus tôt, elle aurait peut-être eu une chance. Veber l’avait fait appeler, mais ne l’avait pas trouvé à l’hôtel. En somme, elle était morte parce qu’il était allé flâner au pont de l’Aima. L’imbécillité du hasard ! Il revit la petite chaîne dorée, et le pied inerte, tourné en dedans. « Viens dans mon bateau, la lune brille… », larmoyait la voix du chanteur…
Ravic paya et sortit. Il arrêta un taxi.
« Conduisez-moi à l’Osiris.
C’était un bordel pour petits bourgeois, avec un immense bar de style égyptien.
« On ferme, lui dit le portier. Il n’y a plus personne.
– Personne ?
– Seulement M me Rolande. Les dames sont toutes parties.
– Ça ne fait rien. »
Le portier bougonna, de mauvaise humeur :
« Vous feriez mieux de le garder, votre taxi. Ils sont rares à cette heure-ci. Et puisque je vous dis que c’est fermé !
– Oui, vous me l’avez déjà dit une fois. Ne vous inquiétez pas, je trouverai bien un autre taxi. »
Ravic glissa un paquet de cigarettes dans la poche du portier, et entra, par la porte étroite près du vestiaire, dans le grand salon. Il y restait, comme toujours, les traces d’une orgie bourgeoise : des flaques de vin répandu, une ou deux chaises renversées, des mégots sur le plancher, et les relents mêlés du tabac, du parfum pimenté, et de la chair.
« Rolande », dit Ravic.
Elle se tenait debout devant une table sur laquelle s’empilaient des sous-vêtements de soie rose.
« Ravic, dit-elle sans surprise. Il est tard. Qu’est-ce que tu veux ? Une femme ? À boire ? Ou les deux ?
– Un verre de vodka. »
Rolande apporta la bouteille et un verre.
« Tiens, sers-toi, il faut que je finisse de compter le linge. La voiture du blanchisseur sera là d’un instant à l’autre. Si on ne fait pas une liste complète, on se fait voler comme en plein bois. Les chauffeurs, tu comprends. C’est pour les cadeaux à leur bonne amie. »
Ravic inclina la tête.
« Mets la musique, Rolande. »
Elle ouvrit la radio. Tel un orage, le son des tambours et des cuivres emplit la pièce vide.
« C’est trop fort ? demanda-t-elle.
– Non. »
Tout était préférable au silence. Ce silence dans lequel on se sent éclater… comme dans le vide…
« Ça y est. J’ai fini. »
Rolande revint près de Ravic. Elle était bien faite, quoique un peu forte. Une peau claire, des yeux sombres très calmes. Sa robe noire austère la désignait comme la « sous-maîtresse » et la distinguait des filles, presque toujours nues.
« Tu prends un pot avec moi, Rolande ?
– Je veux bien. »
Ravic alla prendre un verre au bar et commença à verser. Rolande releva le goulot de la bouteille quand le verre fut à demi rempli.
« Ça suffit comme ça.
– J’ai horreur des verres à moitié vides.
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