L'arc de triomphe
Buick, brillante elle aussi, l’attendait au bord du trottoir. Tout à l’heure, elle ramènerait Veber vers sa douillette villa de banlieue, une maison de poupée rose où l’attendait une femme propre et astiquée. Comment lui faire comprendre et partager la tension fiévreuse de cette minute où la lame déchirait la peau, traçant une étroite ligne rouge sous la légère pression, la minute où le corps humain, sous les agrafes et les forceps, s’ouvrait comme une scène aux multiples rideaux, où des organes qui n’avaient jamais vu la lumière, s’étalaient tout à coup, dénudés ? On suivait la piste comme un chasseur, pour se trouver face à face avec la bête féroce, la mort, tapie dans les replis de tissus décomposés, dans des ganglions, dans des tumeurs, dans des lésions. Alors, la bataille commençait, la lutte folle et silencieuse qui se livrait avec une lame effilée, avec une aiguille, maniées par une main ferme. Comment lui expliquer ce qui se passait quand une ombre noire se précipitait au milieu de la blancheur éblouissante, une ombre férocement railleuse qui semblait en un instant émousser la lame, briser l’aiguille, et alourdir la main ? Quand cette palpitation invisible, la vie, s’écoulait entre les doigts impuissants et disparaissait, entraînée dans le tourbillon mystérieux que personne ne peut atteindre ou arrêter ? Quand un visage humain se transforme d’un coup en un masque rigide, anonyme ? La révolte terrible, impuissante, insensée, comment Veber la connaîtrait-il ?
Ravic alluma une autre cigarette.
« Vingt et un ans », dit-il simplement.
Avec son mouchoir, Veber essuya les gouttes de pluie qui pendaient aux poils de sa moustache.
« Vous avez merveilleusement travaillé, Ravic.
Je n’aurais pu en faire autant. Mais il nous était impossible de réparer le dommage fait par un charlatan. Où irions-nous si nous prenions ces choses à cœur ? »
Il remit son mouchoir dans sa poche.
« Après tout ce que vous avez enduré, vous devriez être plus aguerri. »
Ravic le regarda avec une pointe d’ironie.
« On n’est jamais aguerri. On s’habitue seulement à bien des choses.
– C’est-ce que je voulais dire.
– Mais il y a des choses auxquelles on ne s’habitue pas. Cela vous semble incompréhensible ? Alors, mettons que ce soit le café. Oui, c’est probablement le café qui m’excite. Ne confondons pas cela avec de l’émotion.
– Il était bon, ce café, n’est-ce pas ?
– Excellent.
– Je l’ai fait moi-même. Je me doutais qu’il vous en faudrait. Quelle différence avec la potion noirâtre que prépare d’ordinaire Eugénie !
– Aucune comparaison, en effet. Vous êtes un maître dans l’art de faire le café. »
Veber monta dans sa voiture. Il posa le pied sur le démarreur et se pencha à la portière.
« Alors, vous ne voulez vraiment pas que je vous dépose ? Vous devez être éreinté. »
« Il est comme un phoque, pensa Ravic. Un phoque débordant de vigueur et de santé. »
« Je ne suis plus fatigué, dit-il, le café m’a réveillé. Dormez bien, Veber. »
Veber se mit à rire. Ses dents luisaient sous la moustache noire.
« Je ne me coucherai pas maintenant. Je vais jardiner un peu. Il faut que je plante mes tulipes et mes jonquilles. »
« Des tulipes et des jonquilles, pensa Ravic. Dans des plates-bandes bien dessinées, séparées par des allées de gravier. Des tulipes et des jonquilles… L’orage rouge et or du printemps. »
« Au revoir, Veber. Vous vous occupez de tout ?
– Naturellement, je vous passe un coup de fil ce soir. Je le regrette, mais les honoraires seront minces. Une misère. La patiente était très pauvre. Je crois qu’elle n’avait pas de famille. Enfin nous verrons. »
Ravic indiqua d’un geste qu’il ne s’en souciait guère.
« Elle a remis cent francs à Eugénie. C’est probablement tout ce qu’elle avait. Ça fera donc vingt-cinq francs pour vous.
– Peu importe, dit Ravic avec impatience. Au revoir, Veber.
– Au revoir. À demain huit heures. »
Ravic remonta lentement la rue Lauriston.
En été, il serait allé s’asseoir au Bois pour se perdre dans la contemplation de l’eau et des arbres jusqu’à ce que la tension nerveuse eût disparu. Puis il serait rentré à l’hôtel pour dormir.
Il pénétra dans un bistrot à l’angle de la rue Boissière. Quelques ouvriers et des camionneurs étaient au
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