L'arc de triomphe
Oui… »
Ravic ne savait pas si l’homme avait été à Cannes en 1929, ou s’il parlait d’une façon générale. Il s’aperçut que le quatre était sorti sans qu’il y eût fait attention, et il s’efforça de se concentrer davantage. Il se sentit soudain stupide, d’être là à jouer quelques francs pour pouvoir demeurer quelques jours de plus. À quoi bon ? Pourquoi était-il venu ? Par faiblesse, uniquement. Une faiblesse qui vous sape, et qu’on ne remarque que lorsqu’il est trop tard. Morosow avait raison. Le meilleur moyen de perdre une femme est de lui montrer un genre de vie qu’on ne peut lui offrir que pendant quelques jours. Elle chercherait à le retrouver… mais avec quelqu’un d’autre, qui le lui donnerait en permanence. « Je vais lui dire qu’il faut nous séparer, pensa-t-il. Je la quitterai à Paris, avant qu’il ne soit trop tard. »
Il songea un instant à jouer à une autre table. Mais il n’en avait plus le désir. Il regarda autour de lui et ne vit Jeanne nulle part. Il se rendit au bar et commanda une fine. Puis il descendit au garage avec l’intention de prendre la voiture. Jeanne s’approcha à pas rapides.
« Tu t’en allais sans moi ? questionna-t-elle.
– Non, je comptais aller faire un tour du côté des montagnes, et revenir dans une heure.
– Tu mens ! Tu n’allais pas revenir ! Tu allais me laisser avec ces imbéciles !
– Jeanne, dit Ravic, bientôt tu diras que c’est ma faute si tu es avec ces imbéciles.
– Mais c’est ta faute ! Je suis partie en bateau avec eux parce que j’étais furieuse ! Pourquoi n’étais-tu pas à l’hôtel quand je suis rentrée ?
– Mais tu dînais avec tes imbéciles ! »
Pendant une seconde elle ne sut que répondre.
« J’ai accepté uniquement parce que tu n’étais pas là à mon retour.
– Alors n’en parlons plus, Jeanne. T’es-tu amusée ?
– Non. »
Il la voyait devant lui, agitée, impétueuse, dans l’obscurité bleue de la nuit. La lune se jouait dans ses cheveux, et dans la lumière blafarde ses lèvres paraissaient presque noires, tant elles étaient rouges. On était en février 1939, et une fois rentrés à Paris, l’inévitable allait commencer. Les petits mensonges, les disputes, les humiliations. Il était décidé à la quitter avant. Il leur restait si peu de temps… !
« Où t’en allais-tu ? demanda Jeanne.
– Nulle part en particulier. Je voulais me promener, tout simplement.
– Je t’accompagne.
– Que diront tes imbéciles ?
– Rien. J’ai pris congé d’eux. Je leur ai dit que tu m’attendais.
– Pas mal, dit Ravic. Tu es une enfant, mais une enfant qui sait ce qu’elle veut. Attends, je vais remonter la capote.
– Non, laisse. Mon manteau me tiendra assez chaud. Roulons lentement. Regardons les terrasses des cafés, où les gens qui n’ont rien d’autre à faire qu’à être heureux sont assis et ne se querellent pas. » Elle se glissa sur le siège et l’embrassa. « C’est la première fois que je viens sur la Riviera, Ravic. Sois indulgent pour moi ! C’est la première fois que je suis vraiment avec toi, que les nuits ne sont plus froides et que je suis heureuse. »
Il tourna la voiture et démarra dans la direction de Juan-les-Pins.
« La première fois, répéta Jeanne. Non, ne dis rien, Ravic, je sais tout ce que tu dirais. » Elle vint appuyer la tête sur son épaule. « Oublie ce qui s’est passé aujourd’hui ! N’y pense plus. Sais-tu que tu es un merveilleux conducteur, Ravic ? Tu viens de faire une manœuvre remarquable. C’est-ce que disaient les imbéciles hier, quand ils t’ont vu conduire. Tu es formidable. Tu n’as pas de passé. Personne ne sait rien de toi. En une heure, je sais cent mille fois plus de la vie de ces idiots que je n’en connais de la tienne. Crois-tu qu’on pourrait trouver du calvados quelque part ? Après tout ce qui s’est passé ce soir, ça me ferait du bien. Ce n’est pas facile de vivre avec toi. »
La voiture dévorait la route comme un oiseau volant à ras de terre.
« Trop vite ? demanda Ravic.
– Non ! Va plus vite ! Pour que le vent nous frappe comme il frappe les arbres. On dirait que la nuit se déchire en lambeaux qui volent de chaque côté de nous. Je suis complètement transpercée par l’amour. À cause de mon amour, on peut voir à travers moi. Je t’aime tant, que mon cœur s’épanouit comme
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