Le Bal Des Maudits - T 1
m’a pris. L’heure matinale, peut-être, et nous sommes les seuls éveillés, sur la montagne. Je ne sais pas. Vous me sembliez si sympathique. Les gens d’ici…
Il haussa les épaules.
– Des bœufs. Manger, boire et gagner de l’argent. Je voulais vous parler, hier soir…
– Je regrette que vous ne l’ayez pas fait, dit Margaret.
Assise près de lui, à écouter sa voix grave et douce, son allemand précis et intentionnellement lent, elle se sentait moins meurtrie, complètement remise et calme à nouveau.
– Vous êtes partie si brusquement, dit-il. Vous pleuriez.
– C’était idiot, admit-elle. Et ça prouve que je n’ai pas encore atteint l’âge de raison.
– On peut avoir dépassé depuis longtemps l’âge de raison et continuer à pleurer, dit-il. Pleurer longtemps, et souvent.
Margaret sentit que, pour une raison quelconque, il désirait lui faire savoir que lui aussi pleurait, quelquefois.
– Quel âge avez-vous ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
– Vingt et un ans, dit Margaret.
Il acquiesça, comme si elle venait de lui révéler un fait significatif dont il conviendrait de tenir compte à l’avenir.
– Que faites-vous en Autriche ? demanda-t-il.
– Je l’ignore…
Margaret hésita.
– En mourant, mon père m’avait laissé de l’argent. Pas beaucoup, mais un peu, et j’ai décidé de voir du pays avant de me fixer quelque part…
– Pourquoi avez-vous choisi l’Autriche ?
– Je ne sais pas. J’étudiais la décoration de scène à New York, et quelqu’un qui revenait de Vienne m’a dit qu’il y existait une école épatante, et l’endroit m’a paru aussi bien choisi que n’importe quel autre. De toute façon, c’était loin de l’Amérique. Et c’était ce qui importait avant tout.
– Vous allez à l’école à Vienne ?
– Oui.
– Est-elle bonne ?
– Non.
Elle rit.
– Les écoles sont toutes les mêmes. Elles ont toujours l’air bonnes pour les autres, mais jamais pour vous.
– Et pourtant, dit-il gravement en se tournant vers elle, vous l’aimez ?
– Je l’adore. J’adore Vienne et toute l’Autriche.
– Hier soir, dit-il, vous n’aimiez pas beaucoup l’Autriche.
– Non.
Puis elle ajouta, honnêtement :
– Pas l’Autriche. Juste ces gens-là. Je ne les aimais pas.
– À cause de la chanson, dit-il. La chanson du Horst Wessel.
Elle hésita.
– Oui, dit-elle. Je n’y étais pas préparée. Je ne pensais pas qu’ici, dans ce beau pays, si loin de tout…
– Nous ne sommes pas si loin de tout, dit-il. Pas le moins du monde. Êtes-vous juive ?
– Non.
« Encore cette question, pensa Margaret, cette question qui divise toute l’Europe. »
– Évidemment non, dit-il. Je savais que vous ne l’étiez pas.
Ses lèvres et ses sourcils composèrent une moue perplexe et réfléchie.
– C’est votre ami, dit-il.
– Comment ?
– Le gentleman qui arrive aujourd’hui.
– Comment le savez-vous ?
– J’ai demandé.
Il y eut un bref silence. « Quel curieux mélange, pensa Margaret, mi-timide, mi-brutal, apparemment dépourvu de tout sens de l’humour, et soudain délicat et compréhensif. »
– Il est juif, je suppose.
Sa voix polie et grave ne contenait aucune trace d’animosité ni de jugement personnel.
– Eh bien !… dit Margaret, essayant, pour lui, de résoudre le problème. Selon vos conceptions, à vous autres Allemands, je suppose qu’il l’est. Il est catholique, mais sa mère était juive, et je pense…
– De quoi a-t-il l’air ?
Margaret parla l entement.
– Il est médecin. Plus vieux que moi, évidemment. Il est très bien de sa personne. Il vous ressemble un peu. Il est très amusant et fait toujours rire les gens qui sont avec lui. Mais il sait aussi être sérieux, et il a participé, contre les soldats, à la bataille des Appartements de Karl Marx. Il a été l’un des derniers à s’échapper…
Soudain, elle s’arrêta.
– Je retire tout ce que j’ai dit… C’est ridicule de raconter des histoires pareilles. Ça peut créer des gros ennuis.
– Oui, dit le professeur de ski. Ne m’en racontez pas davantage. Il a l’air très bien, dans l’ensemble. Allez-vous l’épouser ?
Margaret haussa les épaules.
– Nous en avons parlé. Mais… rien encore de définitif. Nous verrons.
– Allez-vous lui parler d’hier soir ?
– Oui.
– Et de la manière
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