Le Bal Des Maudits - T 1
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LA ville brillait dans le crépuscule neigeux comme une vitrine de Noël ; les lumières du chemin de fer électrique luisaient, minuscules et gaies, au pied de la pente blanche, parmi les collines ouatées de l’hiver tyrolien. Brillamment vêtus, skieurs et indigènes échangeaient de larges sourires en se croisant dans les rues drapées de neige ; des couronnes pendaient aux portes et aux fenêtres des maisons brunes et blanches, car on était à la veille des promesses de l’année 1938.
Margaret Freemantle remontait la colline et écoutait la neige se tasser en craquant sous ses chaussures de ski. Elle souriait au crépuscule et aux voix des enfants qui chantaient, derrière elle, quelque part dans le village. Il pleuvait lorsqu’elle avait quitté Vienne ce matin, et les gens hâtaient le pas en rasant les murs, avec cet air de morne contrainte que fait naître la pluie dans les rues des grandes villes. Et, parce qu’elle était jeune et jolie et parce qu’elle était en vacances, les collines abruptes et le ciel clair, la bonne neige immaculée et la gaieté athlétique et débonnaire des villageois lui semblaient autant de cadeaux personnels.
Ses jambes détendues et agréablement lasses projetaient dans leur sillage des petits blocs de neige grise. Les deux cherry brandy qu’elle avait bus après le skiage de l’après-midi avaient réchauffé sa gorge, et elle sentait leur chaleur se répandre sous ses sweaters en longues ramifications, jusqu’à ses épaules et ses bras.
– Dort oben am Berge, da wettert der Wind (1) , chantaient les voix des enfants, incisives et claires dans l’air raréfié.
– Da sitzet Maria, und wieget ihr Kind (2) , chanta doucement Margaret.
Son allemand était hésitant, et elle était heureuse non seulement de la mélodie et de la délicatesse de la chanson, mais aussi de sa propre audace de chanter en allemand.
C’était une grande jeune fille mince, au visage allongé, aux yeux verts, à la racine du nez saupoudrée de ce que Joseph appelait « des tache s de son américaines ». Joseph arrivait le lendemain par le train du matin et, en pensant à lui, elle souri t
À la porte de son hôtel, elle s’arrêta pour jeter un dernier regard aux nobles montagnes et aux lumières clignotantes. Elle respira profondément l’air du crépuscule. Puis elle ouvrit la porte et entra.
La salle commune du petit hôtel était, ornée de gui et de verdure et saturée de généreuses odeurs culinaires. C’était une pièce d’une simplicité dénudée, meublée de cuir et de chêne massif, propre de cette propreté spectaculaire courante dans les villages de montagne, aussi réelle et palpable que les meubles eux-mêmes.
M me Langerman traversait la pièce, portant avec précaution un énorme bol à punch de verre à facettes, son visage rond et cramoisi plissé par la concentration. Elle s’arrêta en voyant Margaret et, rayonnante, posa le bol sur une table.
– Bonsoir, dit-elle, dans son allemand suave et doux. Alors, et cette partie de ski ?
– Merveilleuse ! dit Margaret.
– J’espère que vous n’êtes pas trop fatiguée.
Les yeux de M me Langerman se ridèrent en un sourire complice.
– Il y aura bal ici ce soir et des tas de jeunes gens. Ce ne serait pas le moment d’être fatiguée.
Margaret éclata de rire.
– Je serai encore capable de danser, s’ils me montrent comment faire.
– Oh !
M me Langerman leva les deux mains.
– Vous ne rencontrerez aucune difficulté. Ils connaissent toutes les danses. Ils seront enchantés de danser avec vous.
Elle l’examina d’un air critique.
– Évidemment, vous êtes plutôt mince, mais ça semble être le goût du jour. À cause des films américains, vous savez. Les femmes tuberculeuses finiront par être les plus populaires.
Elle sourit et reprit le bol à punch, son visage congestionné, agréable et hospitalier comme un feu de bûches. Puis elle repartit vers la cuisine.
– Méfiez-vous de mon fils Frédérick, dit-elle. Seigneur ! il les aime les filles, celui-là !
Elle s’esclaffa et entra dans la cuisine.
Margaret renifla avec volupté l’odeur violente de beurre et d’épices qui en émanait. Puis elle monta à sa chambre, en fredonnant.
Le bal commença très calmement. Les aînés étaient assis dans les coins, raides et guindés ; les jeunes gens, mal à l’aise, agglomérés en groupes éphémères, buvaient gravement de
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