Le Bal Des Maudits - T 1
avait souri et demandé de chanter la veille, pendant que jouait l’accordéo niste. Sans prendre le temps de réfléchir, elle se leva et s’éloigna.
Diestl fit un pas dans sa direction.
– Est-ce que quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
Sa voix était grave, courtoise et douce. Elle s’arrêta, se souvenant qu’il avait été le seul à demeurer silencieux, tandis que tous les autres braillaient à gorge déployée et que Frédérick la tenait par la taille. Elle se souvenait de la façon dont il l’avait regardée, lorsqu’elle avait pleuré, et de sa timide tentative de lui témoigner sa sympathie, de lui montrer qu’elle n’était pas absolument seule.
Elle se retourna vers lui.
– Je suis désolée.
Elle essaya même de sourire.
– Je réfléchissais et je suppose que vous m’avez effrayée.
– Êtes-vous certaine que tout va bien ? demanda-t-il.
Il était nu-tête et paraissait encore plus jeune et plus timide que la veille.
– Mais oui.
Elle s’assit.
– J’étais en train d’admirer vos montagnes.
– Peut-être préféreriez-vous que je vous laisse seule ?
Il fit un pas en arrière.
– Non, dit Margaret. Non, vraiment.
Elle venait de réaliser qu’il lui fallait parler à quelqu’un de ce qui était arrivé ; il lui serait impossible d’en parler à Joseph, et le professeur de ski lui inspirait confiance. Il ressemblait même un peu à Joseph, avec son visage d’intellectuel, brun et grave.
– Restez, je vous en prie, dit-elle.
Il se tint debout à son côté, les pieds légèrement écartés, le col ouvert et les mains nues, comme si le froid et le vent n’avaient pas existé. Il était gracieux et robuste dans ses vêtements de ski impeccablement coupés. Sa peau semblait naturellement colorée, sous son hâle, et son sang battait, rouge corail, sous le ton plus clair de ses joues.
Le professeur de ski sortit de sa poche un paquet de cigarettes et lui en offrit une. Elle l’accepta ; il la lui alluma derrière l’écran protecteur de ses mains réunies, fermes et fortes, et masculines dans le vent glacé, brunes et proches de son visage tandis qu’il se penchait sur elle.
– Merci, dit-elle.
Il fit un signe de tête, alluma sa propre cigarette et s’assit près d’elle. Ils s’appuyèrent contre le dossier du banc, têtes renversées en arrière, contemplant, les yeux mi-clos, le spectacle glorieux des montagnes. La fumée montait obliquement au-dessus d’eux et picotait le palais de Margaret.
– Quelle merveille, dit-elle.
– Quoi donc ?
– Ces collines.
Il haussa les épaules.
– L’ennemi, dit-il.
– Comment ?
– L’ennemi.
Elle le regarda. Ses yeux n’étaient plus que deux fentes étroites, et sa bouche était dure, crispée. Elle reporta son regard vers les montagnes.
– Qu’est-ce qu’elles vous ont fait ? demanda-t-elle.
– Prison, dit-il.
Il remua ses pieds élégamment chaussés de souliers luxueux, aux boucles scintillantes.
– Ma prison.
– Pourquoi dites-vous ça ? demanda Margaret, surprise.
– Vous ne croyez pas que c’est une manière idiote, pour un homme, de passer sa vie ?
Il sourit avec amertume.
– Le monde s’écroule, la race humaine lutte pour sa vie, et je consacre mon temps à enseigner à des petites filles trop grasses l’art et la manière de glisser le long d’une colline sans tomber sur le nez !
« Quel pays ! ne put s’empêcher de penser Margaret en souriant intérieurement. Même les athlètes y souffrent du Weltschmerz. »
– Si telle est votre opinion, dit-elle, pourquoi ne faites-vous pas autre chose ?
Il rit, sans bruit et sans joie.
– J’ai essayé, dit-il. Pendant sept mois, à Vienne. Je ne pouvais plus le supporter. Je suis allé à Vienne avec l’intention de trouver un emploi utile et intelligent, dussé-je en mourir. Un conseil : n’essayez pas de trouver un emploi utile et intelligent à Vienne. J’ai fini par en trouver un. Serveur dans un restaurant ! Je suis revenu chez moi. Au moins, on y peut gagner honnêtement sa vie. Et voilà l’Autriche ! On vous paie bien pour faire l’imbécile.
Il secoua la tête.
– Pardonnez-moi, dit-il.
– Pourquoi ?
– Pour vous avoir parlé ainsi. Pour m’être plaint à vous. J’ai honte de moi-même.
Il jeta sa cigarette, mit les mains dans ses poches, rentra un peu sa tête dans ses épaules, embarrassé.
– Je ne sais pas ce qui
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