Le cadavre Anglais
allumée au feu de la cheminée, il les enflamma l'un après l'autre. Les assistants fascinés observèrent les petites flammes bleues qui dévoraient le sucre, lequel peu à peu caramélisé, tombait goutte à goutte dans le café. Le résultat fut unanimement apprécié, relançant la conversation qui rebondit sur les préparatifs guerriers. En Angleterre, la presse était si vivement conduite que les navires marchands, paquebots, caboteurs et barques de pêche se voyaient privés de leurs équipages au profit de la Navy . Même sur terre, la plupart des villes libres de l'Empire fourmillaient d'enrôleurs anglais, en Hesse particulièrement. À Brest on recrutait des boulangers pour cuire le biscuit de mer nécessaire à la flotte. Les commentaires se croisaient quand soudain des pas pressés se firent entendre. Surgit Louis de Ranreuil, en habit couleur feuille morte, botté, le visage encore animé par le froid. Il portait perruque et Nicolas fut frappé par sa transformation. C'était déjà, à dix-sept ans, presque un homme, avec la carrure de son père et le port altier du marquis de Ranreuil, son aïeul.
Il salua les amis de son père comme de vieilles connaissances et fut présenté à Sanson, rouge d'émotion, à qui il troussa son compliment en termes relevés. Il se jeta enfin dans les bras de son père qu'il n'avait pas vu depuis Noël. Déjà Catherine et Marion s'empressaient, lui proposant de se restaurer. Il n'accepta qu'un peu d'île d'amour et un verre de Jasnières. Nicolas, ému, observa un moment l'élégance de ses manières avant de l'entraîner vers une embrasure pour s'enquérir au plus tôt des raisons de cette irruption inattendue.
— J'étais de service chez la reine quand Mme Campan, sa femme de chambre, m'a pris à part pour me demander d'un ton bouleversé de me rendre sur-le-champ à Paris afin de vous remettre ce pli. J'ai bondi aux écuries et piqué des deux…
Il sortit de son pourpoint un pli carré cacheté de cire.
— La reine vous a donné congé ?
— Elle m'a chargé de vous rappeler, je la cite : « Qu'elle s'en remettrait au cavalier de Compiègne … »
Nicolas sourit à cette allusion à sa première rencontre avec la dauphine arrivant en France.
— C'est un secret entre nous.
Il rompit le cachet marqué de la lettre C et prit connaissance de son contenu.
Monsieur le Marquis,
M. Thierry, premier valet de chambre de Sa Majesté, me conseille de faire appel à vous au sujet d'une affaire qui met en cause de bien grands intérêts. Je sais la confiance qu'on peut accorder à votre zèle. Je prie M. de Ranreuil, votre fils, de vous porter sans délai ce message. Je vous serais très obligée de venir à Versailles entendre le menu de l'affaire délicate que j'ai à vous confier.
En vous assurant d'être, monsieur le marquis, votre très humble et obéissante servante.
Jeanne Campan.
Quel nouveau mystère dissimulait cette convocation ? La mention de Thierry, premier valet de chambre du roi et son confident, le rassura. L'homme ne se serait pas immiscé dans les affaires de la maison de la reine sans l'approbation de son maître. Le plus curieux dans cette coulisse 36 restait l'apparition en intermédiaire de Mme Campan. Elle ne lui était pas inconnue. Son père, commis aux affaires étrangères, avait veillé avec soin à son éducation. Entrée à la cour âgée d'à peine quinze ans comme lectrice de Mesdames, filles du feu roi, elle était passée ensuite au service de la dauphine, comme femme de chambre, lectrice et trésorière de sa cassette. Son mari occupait les fonctions de maître de la garde-robe de la comtesse d'Artois, belle-sœur de Marie-Antoinette.
Il soupçonnait dans cette presse inquiétante où son fils en pleine nuit lui apportait un message, un drame gros de conséquences. Il s'assit à un petit bureau pour avertir M. Le Noir, lieutenant général de police, de son départ pour la cour et confia son billet à Bourdeau, tout en lui indiquant les raisons du contretemps. La soirée s'achevait. Le flambeau à la main, il accompagna ses amis jusqu'à la rue. Sanson monta dans sa propre voiture et Semacgus dans celle que Nicolas avait utilisée tout au long de la journée.
Quand il revint dans la bibliothèque, la voix de Noblecourt lui parvint du cabinet de curiosités ouvert.
— Je m'habitue chaque soir à prendre congé d'objets qui furent ma passion. Chacun possède son histoire, celle de sa découverte et celle de sa
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